ALBERT SAVINE ÉDITEUR, RUE DROUOT, l8 - PARIS - 1888
Les Rapins
Des hommes d'esprit écrivirent jadis, sous ce titre Paris-Rapin, une petite plaquette dans laquelle ils célébraient les barbes antédiluviennes, les chevelures mérovingiennes, les justaucorps fantastiques, les souliers à la Poulaine et les feutres à la Périau.
Rapin, suivant eux, voulait dire Jeune balayeur de l'art, petit domestique d'atelier. Depuis cette époque qui, pourtant, n'est pas si lointaine, le rapin n'existe plus qu'à l'état de légende. Faut-il regretter, suivant une expression célèbre ces titis de l'Art ?
Je ne le pense pas, car tout s'est transformé et le rapin a suivi le mouvement.
Il n'est point nécessaire, pour être un artiste, même en herbe, de porter de longs cheveux, un béret graisseux, des espadrilles et des gilets rutilants. Le rapin est un apprenti comme il y en a dans tous les corps de métiers, et sa force future ne se réside pas, comme celle de Samson, dans la longueur de ses cheveux.
L'Art y a-t-il gagné ou perdu ? Et parce que l'on ne pratique plus comme autrefois la charge grossière, l'élève ou l'apprenti, comme on voudra, en aura-t-il plus ou moins de talent ?
On écrirait dix volumes sur les charges d'ateliers. Il y avait le règlement par tradition. L'entrant devait obéissance et respect aux anciens, sous peine de Broche en cul. Cette peine s'appliquait de deux manières on asseyait le bonhomme par terre, on lui passait un manche à balai entre les jambes et on le hissait sur un tabouret très élevé alors, on lui déboutonnait sa culotte, puis on lui passait entre les cuisses une barre de fer peinte avec du vert mignon, un camarade imitait alors de la voix le bruit de la chair grésillante et le rapin éprouvait la sensation d'une brûlure et poussait des cris de paon. Tous les camarades riaient à se tordre, mais cette épreuve n'était que préliminaire. Le patient devait faire un discours sur la perte de ses illusions et chanter une chanson, la plus sale possible, sur un air de cantique.
Généralement pour faire partie d'un atelier, il suffisait d'être présenté par un camarade alors le nouveau devenait rapin, jusqu'au jour où il en venait un autre qui le remplaçait.
Une fois le rapin admis, on l'emmenait à la campagne, dans un restaurant champêtre ; les anciens solennellement couverts de nappes lui faisaient jurer sur le Bottin, guerre à mort aux professeurs de l'Institut, puis ensuite tous déjeunaient.
Il y avait des rapins riches, mais la généralité était pauvre aucun, quelles que fussent ses qualités, sa richesse ou sa naissance, n'était exempt des épreuves et, dans les ateliers, la solidarité était si grande que les rapins pauvres étaient les plus considérés.
Le rapin était chargé des commissions de l'atelier, c'était la bonne à tout faire, le pourvoyeur des anciens. Les jours de dèche et Dieu sait s'ils étaient nombreux, il devait s'ingénier à faire vivre la bande. Combien de tours de force furent accomplis pour arriver à ce résultat.
Un des rapins les plus célèbres fut Bocco, il était de l'atelier Picot, rue Duperré.
Bocco, rapin par vocation, était un petit bossu à figure étrange, il était le souffre-douleur de la bande joyeuse. Il voulait absolument être peintre, rien ne le rebutait, aucune besogne ne lui répugnait dans la journée il se faisait commissionnaire pour gagner le dîner de ses camarades il ne gardait rien pour lui, il vivait en prélevant deux ou trois pommes de terre frites sur chaque cornet, cela constituait sa maigre portion. Dans ce temps-là les pommes de terre frites n'étaient pas chères, pour un sou on avait de quoi contenter son appétit, mais la pomme de terre frite a suivi le mouvement ; quand on en demande aujourd'hui pour un sou, le marchand répond dédaigneusement on n'en fait pas.
Un grand nombre de peintres étudièrent sous la direction de Picot, y passèrent, MM. Gustave Droz, Luminais, Courbet, Pils, Moreau, Santiago, l'évêque, patron de Notre-Dame-de-mélé-cassis, Lenoble, un des fondateurs de la Reine-Blanche, Morand..., tous mangeaient chez Ledanseur, marchand de vin établi au coin de la rue des Martyrs ; on les appelait la société des trente, ils payaient pour le mois, d'avance. Les rapins de l'atelier Picot étaient incorrigibles ils étaient la terreur du quartier, lequel alors était loin d'être peuplé comme aujourd'hui et les barrières de Paris existaient encore.
Au square Vintimille, on avait placé une statue de Napoléon, en marbre. Les rapins de l'atelier Picot l'enlevèrent pendant la nuit. Le lendemain, grand tapage, on fit les recherches les plus minutieuses, elles furent inutiles. On avait oublié cette aventure, lorsqu'un matin, les habitants du quartier virent Napoléon remis sur son piédestal. Seulement il était peint en rouge et avait un caleçon de bain tricolore.
Le costume de moine était de rigueur chez les rapins mais ils partirent de Paris en bourgeois, les costumes suivaient dans une voiture de déménagement. Près d'arriver, ils revêtirent leurs costumes et placèrent leurs effets dans la voiture sous la garde du conducteur.
Arrivés à l'Ile Saint-Denis, ils rencontrèrent qui les attendaient Pascale, Clara, Zoé, Cécile Lemaire, toutes joyeuses et belles filles, très connues dans le monde des peintres. Ils soupèrent avec un entrain du diable et organisèrent ensuite un bal échevelé. Pendant qu'ils s'en donnaient à coeur joie, on était allé prévenir le commissaire de police qu'une bande de moines folichonnaient et scandalisaient les habitants. Le commissaire de police accourut avec les gendarmes, et toute la société, hommes et femmes fut fourrée au violon où ils passèrent la nuit. Le lendemain, quand tous furent dégrisés, ils comparurent devant le magistrat, qui, tout en voulant paraître sévère, pouffait de rire en écoutant leurs explications. Le commissaire les admonesta en les engageant à ne plus porter un costume défendu. Vous allez, leur dit-il, revêtir vos habits et rentrer sagement à Paris.
On envoya un gendarme à la recherche de la voiture, mais le conducteur, en apprenant l'arrestation de ses voyageurs, avait pris la fuite avec les vêtements.
Ils durent revenir à Paris costumés en moines, et comme la route de Saint-Denis était alors très fréquentée, les passants prirent les rapins pour des moines revenant d'un pèlerinage, seulement ils trouvaient qu'ils n'étaient guère recueillis.
Les anciens n'épargnaient au rapin aucune humiliation, et lui faisaient toutes les blagues imaginables. C'est ainsi qu'on envoyait le malheureux, attelé à une charrette à bras, auprès du Directeur de l'école des Beaux-Arts, pour lui demander les médailles. Ce dernier, habitué à cette plaisanterie, répondait le plus sérieusement du monde : Mon ami, votre voiture est trop petite, allez chercher une voiture de déménagement, avec beaucoup de paniers.
Quelques peintres restent rapins toute leur vie. Les honneurs ne les corrigent pas de leur première éducation. Lorsqu'il fut question de nommer Garnier à l'Institut, il répondit à ses camarades qui le félicitaient : Il est question de me nommer à l'Institut, mais je m'en fous !
Le peintre Gibon fut un des derniers rapins ; un jour, sans le sou, cela lui arrivait souvent, il errait au hasard dans l'espérance de trouver à dîner. Rue des Abbesses il avisa un charbonnier marchand de vins. A la devanture de la boutique, un carreau avait été cassé, la veille, par un ivrogne. L'Auvergnat l'avait fait remplacer, mais sur le carreau voisin, on lisait VI ce qui indiquait que l'N et l'S manquaient pour compléter le mot vins.
Gibon entra : Eh Pays, dit-il au charbonnier, voulez-vous que je vous remplace les deux lettres qui manquent à votre carreau ?
Oui, dit l'Auvergnat mais combien, me prendrez-vous ?
Quarante sous, répondit Gibon.
Non, c'est trop cher, vingt sous et un litre. Gibon accepta et se mit à l'oeuvre, en un quart d'heure il compléta l'inscription.
Venez voir, dit-il au charbonnier.
Le charbonnier sortit dans la rue pour juger de l'effet, il se tournait de face, de profil, de trois quarts, se grattait l'oreille et paraissait en proie à une grande inquiétude.
Mais c'est tout de travers, dit le brave homme, c'est pas ça.
Faut-il que tu sois bête, dit Gibon, tu n'entends rien à la peinture demain quand cela sera sec, les lettres seront droites.
Il arriva à P. toujours rapin malgré son immense talent, l'aventure suivante : Elle est racontée diversement, je donne les deux versions.
PREMIÈRE VERSION
P. était décorateur au Louvre. Un jour le maréchal Vaillant lui fit dire que l'Empereur désirait le présenter à l'Impératrice. Cette dernière avait peint des fleurs et désirait vivement connaître l'avis de P. Le jour fixé pour la présentation, P. arriva ; l'Impératrice s'empressa de le recevoir, puis on le conduisit dans un petit salon transformé en atelier. Sur un chevalet, reposait une grande toile.
Comment trouvez-vous cela ? dit l'Impératrice à P.
P. regarda consciencieusement, puis répondit :
Madame, les fleurs c'est un rêve, mais ça c'est en zinc.
SECONDE VERSION
L'Impératrice était à Compiègne, elle avait envie de faire peindre un boudoir avec un plafond orné de fleurs et d'oiseaux, elle désirait que la décoration en fût faite par P. Ce dernier avait été pressenti mais avait refusé en disant n'y aura pas moyen de fumer sa pipe ? Sa réponse fut rapportée à l'Impératrice qui renvoya un chambellan dire à P. et qu'il pourrait fumer tant qu'il voudrait. P. se décida. Un jour, il était sur son échelle en train de peindre, lorsque l'Impératrice fit son entrée, accompagnée d'une de ses dames d'honneur, Madame de la Poëze. P. descendit et l'Impératrice le pria de venir lui donner son avis sur des fleurs qu'elle avait peintes.
Quand P. fut devant la toile, il dit à l'Impératrice : Ça des fleurs, c'est que j'pète !
L'anecdote courut aussitôt le Palais, l'Impératrice la racontait en riant à la réception du soir. Oh Majesté, dit Madame de la Poëze, vous oubliez quelque chose, quand le peintre vous a dit : Ça des fleurs c'est que j'pète, il a joint le geste à la parole.
Quelle que soit la vraie de ces deux versions, l'Impératrice fut à jamais dégoûtée de la peinture et des peintres.
Les rapins, les derniers, des Beaux-Arts, font quelquefois des sorties, jamais dans le même ordre, ni pour les mêmes motifs, mais c'est toujours prétexte pour s'amuser.
Leurs costumes varient suivant les événements, leur dernière promenade fut une protestation contre le boulangisme.
Au nombre de trois cents environ, ils sortirent des ateliers de l'école des Beaux-Arts vêtus de longues blouses blanches et coiffés de chapeaux de forme diverses, ils avaient formé une sorte de pavois avec deux planches à dessin, et là-dessus, ils avaient hissé un des leurs, qui avec sa barbe ressemblait au brave général Boulanger. Un bicorne à plumes blanches complétait la ressemblance. Autour du pseudo-général les rapins formaient le cortège d'honneur, puis le monôme se déroula deux heures durant dans tout le quartier en chantant le refrain à la mode : Boulange, Boulange... C'est bien inoffensif !
Dans les ateliers, il existe des légendes, elles sont transmises et par la tradition amplifiée, selon la nature du conteur les unes sont comiques, les autres mélancoliques, d'autres sont tellement roides qu'il est impossible même de les mentionner.
Deux des plus curieuses sont la légende de Jean Belin représentant la décollation de saint Jean-Baptiste et la légende de saint Jérôme.
Dans une petite ville du Midi, il existait une antique église dédiée à saint Jérôme, mais comme les habitants étaient pauvres, malgré les quêtes nombreuses et les prodiges d'économie accomplis par le conseil de fabrique, le curé n'avait jamais pu parvenir à réaliser la somme nécessaire pour doter le maître-autel d'un tableau représentant saint Jérôme, le patron de l'église.
Un jour, le curé avait réuni à sa table le maire, le premier et le deuxième adjoint, tous trois cultivateurs. La conversation roula naturellement sur l'image du malheureux saint. Le premier adjoint dit qu'il connaissait un peintre parisien qui ne prendrait pas cher. Le maire et ses deux adjoints convinrent d'aller à Paris. « Surtout n'oubliez pas, leur dit le curé, qu'il faut que saint Jérôme soit bien ressemblant et qu'on voie la grotte. »
Ils partirent à nouveau à Paris afin de juger l'avancement du tableau.
Dans l'atelier du peintre, ils virent la toile, elle représentait une épaisse forêt, avec une allée au milieu, le saint se promenait lisant son bréviaire.
Mais, dit le maire, M. le curé vous avait recommandé une grotte, je ne la vois pas.
C'est vrai, dit le peintre, seulement, pour douze cents francs, je ne pouvais en plus vous peindre une grotte.
Combien donc que ce serait ? dirent en choeur le maire et les deux adjoints.
Quatre mille francs, répondit le peintre.
Les trois hommes se consultèrent et finalement promirent la somme demandée.
Le jour venu, le curé et les deux adjoints débarquaient chez le peintres, ils examinèrent le tableau. Le curé inquiet, cherchait, sans pouvoir le découvrir saint Jérôme ; à la place où se promenait le saint, le peintre avait peint une superbe grotte.
Mais, où donc est le saint, dit le curé au peintre. Dans la grotte bien sûr, répondit celui-ci. Ah ! ça c'est vrai, crièrent d'une voix unanime les trois édiles.
Rendez-vous au Café
Une infinité de peintres et de dessinateurs se donnent rendez-vous au Chat Noir :
MM. Fernand Pelez, Henri Rivière, Uzès, le peintre émailleur Jouard, Frémiet, Falguières, Renouard, Renoir, Rops, Morin, Jeanniot, Claude Monet, Sizley, Maignan, Thévenot, Gilbert, Puvis de Chavannes, Gervex, Clairin, Roll, Henri Pille, Carolus Duran, Balavoine, Detaille, Rodin, Helleu, Aimé Morot. Jules Garnier, Charles Garnier, Granet, Sargent, Joseph Leblant, Sinabaldi, Seurat, Signac, Pissaro, Henner, de Vuilletroy, Cormon, Comerre, Rochegrosse, Chartran, Gérôme, Flameng, Constant, etc.
La salle du bas du Chat Noir, comme dit Montaigne, présente un panorama ondoyant et divers, c'est un des seuls endroits de Paris où l'on s'amuse, où le rire n'est ni commandé, ni guindé.
Le Café Pigalle, situé place Pigalle, est connu sous le nom de Café du Rat Mort. Auguste Lepage dit que ce surnom lui vient de ce que les habitués de la Nouvelle-Athènes ayant eu une discussion avec le patron de ce café, traversèrent la rue et allèrent au Café Pigalle nouvellement installé ; les peintures étaient encore fraîches, les plâtres encore humides, l'on respirait dans la salle du premier étage une odeur tellement désagréable qu'un des nouveaux clients dit : Cela sent le rat mort ici. Le café était baptisé.
Voici une seconde version de l'origine du Rat Mort.
Le peintre Goupil, pas celui qui est plus connu des marchands de vins que des marchands de tableaux, faisait partie d'un groupe de peintres habitués du Café Pigalle. Une nuit d'été, vers deux heures et demie du matin, la bande dont faisait partie Goupil allait tourner la rue Pigalle, lorsque Goupil mit le pied sur un énorme rat crevé qui puait comme une charogne, il le ramassa, et, par le vasistas laissé ouvert pour donner de la fraîcheur à l'établissement, il lança le rat dans la boutique. Le rat alla s'écraser au plafond en laissant une large tache de sang. Le lendemain matin, fureur du patron. Lorsque Goupil arriva on lui fit des reproches, un bon petit camarade l'avait dénoncé comme auteur du méfait.
Pas tant de potin, dit Goupil, pour cacher la tache, je vais vous peindre un chouette rat. Il le peignit en effet, de là le nom Rat Mort.
Courbet, Manet, Pothey et un grand nombre de modèles fréquentèrent ce café, mais, juste retour des choses d'ici-bas, les peintres ont abandonné le Rat Mort devant le flot montant des vieilles gardes pour le Café de la Nouvelle- Athènes, et aussi parce que le café est devenu le refuge de l'état-major de la garde nationale.
Les modèles et les femmes
Le monde est injuste quand il parle des artistes et encore plus injuste quand il parle des modèles. Les femmes surtout ; elles ne pardonnent pas aux autres femmes d'être plus jeunes, plus belles, mieux faites, plus intelligentes. Elles n'ont pas assez de termes méprisants pour qualifier celles qui posent. Dans les ateliers on ne ferait que des orgies, il faut que des femmes soient bien putains pour oser se mettre nues devant des hommes.
La bourgeoise, souvent, est plus dévergondée que ces pauvres filles qui, en somme n'ont guère de choix et sont indispensables aux artistes.
On s'imagine généralement que le modèle est une perfection, qu'il faut prendre l'expression dans un sens absolu, c'est une erreur. Une fois que le peintre a choisi son type, il lui faut trouver le modèle qui s'en rapproche le plus. Comme les modèles parfaits sont rares, il lui en faut plusieurs, l'un pose pour la tête, le cou, les bras, les jambes, le torse, pour la partie du corps qu'il a la plus harmonieuse et la mieux proportionnée.
Le modèle français, comme le modèle italien, se rend à domicile ou dans les académies particulières qui pullulent à Paris ; les plus réputées sont celles de MM. Jullian, Colarossi, Cormon, Benjamin Constans, Krug, Humbert et Gervex.
Avoir un modèle, pouvoir prendre un modèle, après le choix d'un atelier bien situé et bien éclairé, c'est la préoccupation du jeune peintre.
Combien d'entre eux sont restés en route faute de posséder l'argent nécessaire pour payer un modèle. Combien sont morts pour en avoir trop pris ?
Tous les peintres n'ont pas la chance du Titien, pour lequel la duchesse de Ferrare posait à l'œil dans le costume que chacun sait. On peut dire que les jours où elle posait elle ne se ruinait pas pour sa couturière.
Il est vrai de dire que tous les peintres ne sont pas le Titien et qu'ils n'ont pas la même chance. Aujourd'hui le modèle est cher, il a suivi la hausse de la viande ; tout comme pour elle, il y a des catégories.
Hélas, avant de se déshabiller, il faut s'habiller ! Toutes les femmes en vue, qu'elles soient du monde, du demi ou même du quart de monde, enlèvent pour les peintres des toilettes qu'elles font préparer, si elles en ont les moyens, par leurs couturières six mois à l'avance.
Winterhalter devint peintre de l'impératrice Eugénie parce que les dames de la cour avaient, inconsciemment sans doute, posé devant lui. Il grava à la pointe sèche un buste de l'impératrice, puis il l'entoura, comme d'une guirlande de fleurs, des portraits des principales dames d'honneur au-dessous ces vers étaient écrits :
Ces dames s'en vont le matin
Baigner épaules de satin
Jambes et bras roses
La brise apporte son baiser
Et l'Océan vient se briser
Sur bien de belles choses
Au grand plaisir des matelots
On voit sortir des Hots
Ou du chaste corsage
Maints récifs qu'on ignorait
Tendres écueils où l'on voudrait
Faire grand naufrage.
La femme a soif de publicité, elle adore qu'on s'occupe d'elle et sert volontiers de modèle, plus vêtue il est vrai que la duchesse de Ferrare. Elle aime à voir ses traits, j'allais dire ses charmes, reproduits.
Heureux le peintre qui trouve son modèle sans tomber sur une poseuse.
En dehors de la patricienne qui pose pour la galerie, de la maîtresse pour son amant, de la mère et de la fille qui posent pour le père ou pour le fils, il y a le modèle payé, le vrai, celle qui est du bâtiment, rompue au métier, fille intelligente, sans pudeur, sans préjugés, à l'occasion Marie ou Messaline qui s'élève dans le ciel ou le vice ; Diane dans la forêt ou Hécate aux enfers. C'est de ce modèle qu'il faut parler.
La plupart des modèles viennent d'Italie. Modèles italiens ou italiennes tiennent leurs grandes assises, place Pigalle, autour de la fontaine.
Il est curieux de les voir, le matin, par un beau jour ensoleillé groupés les femmes resplendissantes de soie, en costume national, les hommes assis paresseusement sur la bordure du trottoir, tout ce petit monde cause avec animation. C'est la reproduction exacte, costume et paysage à part, de la louée de Normandie, ce tableau si charmant des Cloches de Corneville.
Voici comment les Italiennes viennent à Paris. Vers le quinze juin, des rameneurs, c'est une profession, partent pour Rome et Naples, villes où ils savent qu'attirés par les grandes fêtes de la fin de ce mois, la Saint-Pierre et la Saint-Paul, les habitants des Romagnes et de la Basilicate afflueront en foule.
Là, ils choisissent leur marchandise, plutôt le type que la beauté.
Une fois leur dévolu jeté, ils s'abouchent avec les parents et signent avec eux un contrat.
Ce contrat est généralement pour trois ans. Ils versent la prime convenue, et en route pour la place Maubert. Une fois là on verra bien.
Arrivé à Paris, le rameneur va prendre langue dans les ateliers, puis quand il est fixé sur les besoins des peintres, il prend avec lui cinq ou six de ses pensionnaires et les promène d'ateliers en ateliers, l'artiste fait son choix, débat le prix et donne ses heures.
Tous les matins, il part avec les modèles, les conduisant comme les Béarnais font de leurs chèvres, et en dépose un sous chaque porte.
Le soir, à heure fixe, il les reprend, reforme son troupeau. Tous les rameneurs se réunissent place Pigalle et partent pour la place Maubert.
Le père accompagne presque toujours sa femme ou sa fille ; on pourrait croire que c'est par jalousie, les Italiens ayant la réputation d'être des Othellos féroces. La jalousie n'entre pour rien dans cette sollicitude. C'est l'argent qui en est le mobile, car l'Italien est pratique, à son point de vue il est plus naturel qu'il encaisse le produit du travail des siens que de le faire encaisser par un autre qui pourrait en distraire une partie ou même tout garder.
Le modèle féminin est le tourment perpétuel de l'artiste. Généralement coquette, très femme, dégrossie par la fréquentation d'un monde qui lui est supérieur par l'éducation il désespère le peintre par son inexactitude continuelle. Il le laisse en plan sous les prétextes les plus futiles, il enterre sa mère vingt fois par an, chaque fois qu'il fait un beau soleil, qu'un caprice le prend ou qu'un amant de rencontre lui offre une friture au Bas-Meudon et une polka dans un bal champêtre. Pendant ce temps le malheureux peintre se morfond, c'est précisément les jours de belle lumière qu'il pourrait travailler, mais le modèle s'en moque.
Rechercher puis trouver le bon modèle
Il existe une agence de modèles à Paris, elle a été créée par M. Socci, bien connu dans le monde des peintres. Les modèles que fournit cette agence sont d'une exactitude exemplaire, elle procure aux peintres des modèles aux physiques très variés et appartenant à toutes les professions.
Les modèles parisiens sont généralement d'anciennes ouvrières qui ont déserté l'atelier, trouvant ce métier plus lucratif et beaucoup moins fatigant. Comme pour la plupart, elles ont déjà jeté leur bonnet par-dessus les moulins, cela ne les gêne plus guère de poser nues. Toutefois il y a des exceptions. On en rencontre des timides, pas pour un peintre seul, mais dans les académies où nombreux sont les regards.
Un modèle peut gagner dix francs par jour et en moyenne trente-six francs par semaine dans certaines académies.
Georgette, le jeune modèle favori de M. Chaplin, renommée pour posséder le plus joli pied de Paris, faisait le désespoir du célèbre peintre. Il l'attendait des journées entières, pendant qu'elle jouait au besigue à la brasserie des Martyrs, ou bien qu'elle se promenait avec une de ses amies sous les ombrages de la forêt de Saint-Germain.
Il est cependant juste de dire qu'à côté de ces irréguliers ultra-fantaisistes, il en existe qui prennent au sérieux leur métier et l'exercent très honnêtement.
Le modèle de M. Bouguereau, véritable employé rond de cuir, gagne 30 francs par mois fixe ; elle est nourrie en outre dans la maison, elle passe son temps dans la cuisine à tricoter des bas ou à broder au crochet.
Chaque fois que le maître a besoin de son modèle, il le fait demander : Madame, posez-moi ce mouvement ! L'étude terminée, il la remercie et elle retourne à son interminable crochet.
Madame Bertha, le modèle de Stevens, est une des plus jolies femmes qui se puissent voir.
Madame Adèle est devenue la femme du peintre L.
Quand M. L. eut remporté le prix de Rome, et qu'il dut partir pour la villa Médicis elle ne voulut pas le quitter.
Pour vivre, comme l'artiste n'était pas riche, elle se mit courageusement à faire des modes. Touché par tant de dévouement et d'amitié discrète, le peintre l'épousa. M. L. est désormais hors concours, chevalier de la Légion d'honneur, et c'est avec bonheur que la grande dame d'aujourd'hui se souvient de la petite modiste d'autrefois.
Il est des modèles qui ont la nostalgie de l'atelier, de l'odeur des couleurs, du désordre voulu, du laisser-aller des causeries familières ; les visages amis des camarades sont autant de choses qui leur manquent.
Comme le Basque qui revient du fond de l'Amérique du sud pour saluer son village avant de mourir, certains modèles arrivés à la fortune continuent à fréquenter les ateliers. Telle est madame D. l'ancien modèle favori du peintre Lagarde, très riche aujourd'hui. C'était un modèle lettré, ce qui est rare.
J'ai copié dans son album le quatrain suivant, qui fera partie d'un volume qu'elle publiera un jour :
"Entrez vite par ma fenêtre, entrez vite beau printemps. En vous voyant apparaître, je retrouve mes vingt ans. Quelles sont fraîches les roses qui naissent quand vous parlez. Et que vous dites de belles choses au cœur que vous caressez".
Tout le monde connaît le magnifique groupe du sculpteur Fremiet : l'Ours et le Gladiateur. Thomas l'Ours avait posé pour le gladiateur, de là son sobriquet.
Sur ses papiers, Thomas l'Ours était appelé Bokowski ; grâce à ce nom qu'il prononçait Bokoirski, il se croyait né en Pologne. Il en avait arrangé une légende qu'il racontait cent fois dans une journée :
Dès que j'ouvris les yeux, je me vis au milieu d'un régiment de lanciers de la garde impériale comment me trouvais-je là ? Je n'avais eu ni père ni mère, le régiment m'avait adopté en 1830, je le quittais cavalier de première classe.
On m'avait surnommé Bokouski parce que je mangeais beaucoup. En effet, Thomas l'Ours avait un appétit formidable, il mangeait volontiers en guise d'apéritif, un pain de quatre livres trempé dans deux litres de vin.
Thomas l'Ours était admirablement musclé. Grand, géant même, il avait des yeux qui brillaient comme des diamants, ombragés par des sourcils épais, pour moustaches, un amas de poils roux dans lesquels une souris aurait facilement fait ses petits. Toujours vêtu d'une redingote, trop longue ou trop courte, selon la taille de son premier propriétaire, veuve de boutons, qu'il remplaçait avec des ficelles comme des brandebourgs. Coiffé d'un chapeau haute forme, trop grand ou trop petit pour les mêmes raisons que la redingote, sa chaussure était tout un poème, usée, éculée, rapiécée, déchirée ses orteils passaient de trois centimètres.
Devenu vieux, il allait dans les ateliers, et, pour deux sous, il tirait la peau de son ventre qu'il tendait comme un tambour, les rapins y battaient le rappel avec des appuis-main.
Sans façon, dans la rue, quand il avisait une tête qui lui plaisait, il s'approchait timidement et lui disait :
Vous n'auriez pas, par hasard, un vieux sou rouillé qui s'embête dans votre poche et puis une pipe de tabac ? On lui donnait généralement.
Qui sait que l'ancien modèle fut un jour maréchal de France ?
A la révolution de 1848, Thomas l'Ours se battit depuis le 22 février jusqu'au 24 au soir; il entra l'un des premiers au palais des Tuileries. Il trouva en furetant dans les armoires un uniforme de maréchal de France. Il l'endossa. Ainsi accoutré, il organisa la garde du château, il fit faire une pancarte sur laquelle ces mots étaient inscrits en grandes lettres MORT AUX VOLEURS, puis il fit fouiller tous ceux qui sortaient du château, tout individu qui était trouvé porteur d'un objet appartenant aux Tuileries, était immédiatement fusillé.
Bamboula est le lutteur bien connu de la baraque de Marseille-Jeune et des Folies-Bergères, il n'a pas d'histoire, il est nègre et il continue. Pauline Saucez est une ancienne giletière.
Adrienne était jadis couturière. C'est le modèle attitré du peintre Jacob, ce fut elle qui posa pour la danseuse du tableau de M. Roll, Le 14 Juillet, tableau qui est relégué dans une salle du pavillon de la ville de Paris où a lieu chaque année l'exposition des peintres impressionnistes. Elle posa également pour les peintres Boulanger (rien du général), José Frappa et de Chambord.
Sarah Brown est une jeune bohémienne, ancienne écuyère de l'Hippodrome. Elle s'amouracha d'un étudiant et, à l'époque de l'expulsion des Princes, elle faillit devenir une femme politique. Sarah Brown organisa chez elle, rue des Fossés Saint-Jacques, des réunions politiques. Lâchée par son étudiant, elle tenta de se suicider, c'était la troisième fois, alors dégoûtée elle se fit modèle.
Ce n'est pas un modèle commode. Posant pour la première fois dans l'atelier de Jules Lefèbvre, elle jeta une boîte à couleur à la tête d'un rapin qui avait voulu l'embrasser ; partagés en deux camps, les rapins faillir sérieusement en venir aux mains.
Clélie est un modèle si maigre qu'elle pourrait coucher dans une canne à pêche, elle est d'une candeur sans égale. Quand on lui demande la profession de son père, elle répond : Mon père est médecin, mais comme je trouve que c'est une profession qui ne signifie rien, je dis qu'il est maçon, c'est bien mieux !
Alice est le modèle préféré de M. Henner, c'est elle qui a posé pour l'Hérodiade de 1887. Marie-Louise est le modèle favori de M. Rochegrosse.
Marthe est une négresse née au Sénégal. Après avoir été fille de boutique dans un bureau de tabac à Trouville, elle se fit matelassière, puis modèle elle a posé chez M. Gérôme, chez Benjamin Constant et chez le peintre Desportes pour l'Esclave de Cléopâtre.
Adeline, surnommée Madame de la Tétonnière, est une ancienne blanchisseuse. Ce fut Boldini qui la découvrit ; elle posa pour Rousseau la Lettre du fiancé.
Delval est une ancienne chanteuse de l'Eldorado, ce fut elle qui servit de type pour la mulâtresse de M. Saimpierre, elle posa aussi pour le sculpteur Caïn.
Elle ne pose que pour le nu et la tête, dit mon excellent confrère Paul Dollfus dans une étude sur Paris qui pose, publiée par la Vie Moderne, dont l'aimable rédacteur en chef, M. Gaston Lébre a bien voulu mettre la collection si rare à ma disposition, ce dont je le remercie.
Concernant Pauline Saucez. J'emprunte à M. Paul Dollfus l'anecdote suivante :
Comme elle posait dans l'atelier des élèves du peintre Fray, une dame chanoinesse prenait des leçons de l'artiste, elle causa avec Pauline, et lui demanda bientôt si elle accepterait de venir poser l'ensemble chez un sculpteur amateur. Les conditions étaient convenables et Pauline donna son accord.
L'amateur portait une très longue blouse blanche, il avait la face glabre et toujours la tête couverte. Il commença une statue de l'Espérance.
Or, ses manières parurent bizarres à Pauline. Il mettait toujours sa blouse avant d'entrer à l'atelier, se changeant dans une pièce voisine, il la couvrait de longs regards mais en prenant les mesures, il tremblait comme la feuille. Intriguée, Pauline l'observa, elle crut deviner sous la blouse, une soutane.
Un jour la chanoinesse qui assistait toujours aux séances, la laissa seule avec l'inconnu, celui-ci lui parut plus bizarre que jamais. Effrayée, elle rejoignit la chanoinesse sur le carré, lui déclara que l'amateur était un prêtre, un curé, comme dit Pauline qu'elle l'avait reconnu, qu'elle en était sûre.
La chanoinesse protesta. Pauline insista. Alors celle-ci lui proposa d'assister aux séances mais d'en diminuer le prix. Pauline n'attendait qu'un prétexte ; celui-ci lui parut bon. Elle refusa, et laissa comme il put le prétendu prêtre achever son Espérance.
Aïcha. Quand vous passerez sur la place Sainte-Marie à Montmartre, et que vous rencontrerez une grande fille, maigre à faire peur, les yeux caves, cernés, brillant comme des lanternes à travers une nuée de brouillard, une chevelure crêpue, abondante, marchant courbée, chancelante, c'est Aïcha, la femme qui servit de modèle pour la Salomé du peintre Henri Regnault.
Le vrai type de la femme sauvage. Pour peu qu'elle vous connaisse, elle vous arrêtera, en pleine rue, et vous racontera ses malheurs.
Elle commence par ôter sa fanchon, secoue sa crinière et vous dit aussitôt : Regarde la Salomé !
Alors elle parle de Guillaumet qu'elle appelle son père et elle débite contre Benjamin Constant des histoires à dormir debout, et termine en disant, je crève de faim, paye-moi un café.
J'avoue que l'aspect de cette malheureuse m'a profondément ému, et je ne comprends pas que dans le monde des peintres, si charitable, on ne renvoie pas cette pauvre fille mourir en Algérie. Je sais bien qu'elle a fatigué beaucoup de gens, mais la misère est son excuse. D'ailleurs comme elle dit : Aïcha n'est pas méchante.
C'est une sauvage avec le tempérament du désert, une grande enfant perdue au milieu de nous.
Tous ne finissent pas comme Aïcha.
Des modèles deviennent parfois riches. Duhàs a laissé vingt mille francs à l'École des Beaux-Arts pour augmenter la pension du prix de Rome ; un autre modèle institua il y a peu de temps une somme de plus de cent mille francs pour fonder un prix annuel de paysage.
Je ne sais plus quel modèle alla un jour emprunter cinq cents francs à un peintre très connu, il les lui prêta. Vexée d'avoir été marchander, elle alla trouver un ami et lui emprunta la mème somme. Alors elle renvoya les cinq cents francs au peintre avec ces simples mots : Je te remercie, j'ai trouvé un autre imbécile !
Carolus Duran, Gervex et consort
Carolus Duran se montre très exigeant envers ses modèles féminins, même si Madame a commandé pour poser devant le maître, une toilette d'une dizaine de mille francs. Lorsque la susdite toilette ne convient pas à Carolus, il en exige une autre sinon la ressemblance n'est pas garantie.
De son vrai nom Carolus Duran s'appelle Charles Durand, mais dès sa plus tendre enfance, Charles lui paraissait vulgaire, et le D final de Durand, produisait à son œil perspicace l'effet d'une lettre d'un bourgeoisisme marécageux et trop commun.
Quoique ne sachant pas le latin, il transforma lui-même Charles en Carolus et, de son autorité privée coupa la queue à son nom de famille.
Originaire de Lille en Flandre, où ses parents tenaient une petite auberge, Carolus se croit Espagnol et quelque peu Hidalgo. Il est convaincu qu'il a du sang ibérique dans les veines, peut-être même du sang tsigane, aussi joue-t-il de la guitare et de la mandoline et ne consomme-t-il que des vins d'Espagne.
Carolus Duran n'est pas seulement un peintre, mais un élégant cavalier et un maître escrimeur. Il sait les grandes traditions de la Renaissance.
Heureux homme ! Il ne lui manque plus que d'être de l'Institut comme Bouguereau et Boulanger.
Gervex en sera-t-il de l’Institut ? That is the question comme disait Shakspeare, Gervex ne demanderait pas mieux mais les temps ne paraissent pas encore venus, en attendant le malin savoyard a déjà commencé sa conversion.
Gervex, né à Paris de pauvres savoyards, concentre tous ses efforts pour se conduire en gentleman mondain. Il est trafiqueur et a surtout pour objectif la bonne galette, comme il dit dans son langage imagé.
Il ne dédaigne pas les petits profits et thésaurise comme un marchand de marrons.
De même que Carolus Duran, il a été fort amateur de l'escrime, mais à un autre point de vue. Il a été aussi fort amateur de jolies femmes, et il l'est encore mais n'ayez crainte, il ne se ruinera pas pour leurs beaux yeux. Il ne travaille pas dans les entraînements du coeur, il ruinerait davantage les Compagnies d'Assurances sur la Vie.
Ce n'est pas comme M. Henner, un madré Alsacien qui, sous des apparences lourdaudes, est néanmoins fin comme un Gascon et doublé d'un Normand.
Il vend très cher son vieil ivoire, genre à part, séduisant quand même, et qui a trouvé des imitateurs parmi ses compatriotes. Henner, Benner, cela se ressemble ! C'est pourquoi M. Benner, qui est de Mulhouse, a essayé de marcher dans les souliers de M. Henner.
Malgré tout, M. Henner n'en est pas moins un ficeleur qui, de parti pris, accommode la nature à sa façon.
Roll, comme Puvis de Chavannes, ne peint pas pour vendre, et c'est bien quelque chose encore de n'être pas forcé de songer au goût du public, de pouvoir travailler à son aise, sans autre idée que celle de réaliser de grandes conceptions ou d'observer la nature, de la saisir dans ses manifestations intimes, et de pousser son œuvre jusqu'au point précis où l'on veut la mener.
Il y faut un grand courage, même pour ceux que n'assiègent pas les préoccupations de la vie quotidienne, à plus forte raison pour les hommes vraiment doués que tourmentent le désir de s'élever toujours plus haut. Il convient toutefois de se montrer indulgent envers les peintres qui, avant d'arriver à la complète expression de leur talent, sacrifient d'abord à la tradition, aux coups de pistolet comme on dit en argot d'atelier ou aux convenances de l'école classique et des professeurs, membres du jury, dont la bienveillance n'est acquise qu'à ceux qui font semblant de les considérer en tenant leurs enseignements pour paroles d'Evangile.
On ne sait pas ce qu'il peut en coûter aux audacieux ou aux originaux, que le hasard de la naissance n'a pas pourvus de bonnes rentes, de n'être pas élèves de Cabanel ou de n'avoir pas payé leurs mois de nourrice dans les pouponnières patentées dont les maîtres en titre sont en même temps les principaux actionnaires de l'Académie Julian, par exemple.
Rappelons qu'en 1867, M. Julian avait une toute petite Académie passage des Panoramas. Le Provençal organisa avant rue Lepelletier les Arènes athlétiques, dans lesquelles on vit la crème des lutteurs. Ce fut M. Julian qui inventa le truc de l'homme masqué mais ce spectacle ne fit pas florès longtemps. Plus tard M. Jullian fut décoré. Est-ce pour les Arènes athlétiques ou pour son Académie ?
Exposer au Salon
Les peintres grecs exposaient leurs ouvrages en public, ce fut là le germe de l'exposition des Beaux-Arts.
L'origine de nos expositions modernes remonte à la fondation de l'Académie royale des Beaux-Arts, la première eut lieu en 1667.
Les expositions se tenaient primitivement au Louvre et aux Tuileries, les tableaux des artistes français n'étaient transférés au Louvre que dix ans après la mort de leurs auteurs. M. de Chennevières fit réduire ce stage à cinq ans.
Louis XVIII décréta que les galeries vides du Luxembourg seraient consacrées aux ouvrages des artistes nationaux vivants. Le 24 avril 1818, le Musée s'ouvrait au public avec soixante-quatorze tableaux de l'école française contemporaine.
Sous la Commune, le Luxembourg ne counut pas les mêmes dangers que le Louvre grâce à ses salles transformées en hôpital ; néanmoins le 17 mai 1871, MM. Tournemine conservateur, et Chennevières directeur du Musée, furent remplacés par les citoyens André Gill, Chapuy sculpteur et Gluck peintre.
Au Luxembourg nos grands peintres, Baudry, Rousseau, Daubigny étaient à peine représentés de leur vivant. Cette parcimonie de l'État est véritablement incroyable. A présent que ces peintres sont morts, et que leurs tableaux sont partis au Louvre, ils sont encore plus mal représentés. Ils n'ont rien d'ailleurs à envier à Eugène Delacroix.
Sous l'empire, le fameux tableau de ce peintre, représentant une Liberté, avait été relégué au grenier. Sous la République on était en droit de penser que cet admirable chef-d'œuvre serait placé dignement, point ! On l'a casé au quatrième étage. La Liberté, la République n'en a que faire.
En 1853, l'exposition eut lieu aux Menus-Plaisirs. En 1855, l'exposition se déroule dans un bâtiment provisoire, avenue Montaigne.
Depuis 1858, l'exposition de peinture prit le nom de Salon et se tient chaque année au Palais de l'Industrie, du 1er mai au 30 juin.
L'origine des livrets date de 1673. Pendant longtemps les livrets ne se vendaient que douze sols. Aujourd'hui, ils se vendent un franc. Il est juste de dire que les premiers n'avaient que quatre pages et qu'aujourd'hui ils en ont près de cinq cents.
Primitivement, le Salon était officiel et dépendait du ministère des Beaux-Arts. Depuis le 17 janvier 1881, les artistes français, constitués en société, organisent le Salon et l'administrent eux-mêmes, M. Bailly est leur actuel président.
Les visiteurs du Salon, pendant qu'il bat son plein, ne se doutent pas en parcourant les salles, en regardant toutes ces toiles richement encadrées, du remue-ménage que cette installation a causé.
C'est aux jours d'envois et surtout le dernier, qu'il faut voir ça, le coup d'œil est unique au monde.
Les envois se font du 10 au 15 mars ; ils arrivent par une des portes latérales du Palais de l'Industrie, au n° 9, côté de l'avenue d'Antin.
Les tableaux, émaux, dessins, pastels, aquarelles, arrivent dans des voitures de toutes catégories, par n'importe quel temps. A la date assignée du 5 mars, aucun délai possible pour le malheureux artiste donc, si une roue de la voiture à bras qui transporte son oeuvre s'est cassée en chemin, tant pis pour lui. Si sa voiture accroche, ou si le commissionnaire maladroit crève sa toile, tant pis encore, il faut arriver à tout prix. Cela donne lieu à des incidents comiques et navrants à la fois. C'est une véritable course au clocher.
Prenez-donc garde, vous allez abîmer mon cadre ! Attention là-bas ! Rangez-vous donc, gare aux têtes ! C'est un tohu-bohu général.
A la porte, les élèves des Académies, les curieux, les parents des peintres, se pressent, se marchent sur les pieds, se bousculent, montent sur les bancs et essaient d'envahir la chaussée malgré une forte escouade de sergents de ville, afin de mieux voir le tableau qui arrive.
Au pied de l'escalier monumental qui conduit à la salle de réception, se tient une petite vieille, essoufflée, crottée. On devine qu'elle a fourni une longue course pour arriver à l'heure. Elle tient précieusement, sous son bras deux petites aquarelles enveloppées dans un vieux journal, c'est son œuvre. Elle s'imagine qu'elle fera passer son nom à la postérité. Près d'elle, se tient un vieux peintre trempé par la pluie, il abrite deux petites toiles encadrées pauvrement sous un mouchoir à carreaux. Il aura un gros rhume, mais que lui importe, ses deux paysages avant tout. Il couve du regard ses enfants bien-aimés qui doivent arrêter les yeux des visiteurs.
Ah les jeunes ne font pas ça, on a beau dire, pense-t-il, dans le temps la peinture était plus consciencieuse.
Pauvre bonhomme, voilà trente ans qu'il a eu les mêmes illusions et les mêmes déboires.
Un peu après arrive un essaim de petites filles, conduites par une femme âgée, à l'aspect sévère qui a sur son corsage noir un petit bout de ruban violet, la médaille de Sainte-Hélène des artistes, c'est leur institutrice. Elle marche droite et fière, elle est heureuse de conduire ses élèves qui vont pouvoir également exposer leurs petits dessins dans ce lieu prestigieux.
Après avoir gravi l'escalier on se trouve dans une salle immense, où se pressent à s'étouffer tous ceux qu'un intérêt y amène.
On apporte les tableaux qui doivent passer sous la toise comme de simples conscrits, pour ensuite être inscrits sous un numéro provisoire.
C'est une première opération avant que les tableaux ne passent sous les yeux du jury.
Des hommes de peine les prennent des mains des encadreurs ou des artistes et vont, en file indienne, les présenter aux employés qui sont chargés de les inscrire ; les employés donnent au propriétaire, en échange, un reçu portant le numéro d'ordre.
Les premières critiques
En groupes compactes, les artistes discutent les chances de tels ou tels.
Un peu vert le terrain de celui-là, c'est un plat d'épinards. Trop lourd, le terrain de celui-ci. Ça, c'est bien, dit un autre.
Mauvais, mauvais lui répond-on en choeur. Des éclats de rire accueillent l'arrivée d'un portrait : une femme grande et sèche, curieusement rouge de chair et noire de cheveux.
C'est du pain d'épice. Mais non, c'est du chromo !
Des murmures saluent maintenant l'arrivée d'une femme nue. C'est la femme-squelette ? Il aurait dû lui mettre des jarretières pour l’étoffer.
On juge, on discute, on hurle même. Ces hurlements se confondent avec ceux des élèves des Académies et des ateliers qui sont en bas, dans la rue, poussant des cris d'animaux. La foule des élèves s'est grossie de quelques femmes en toilettes tapageuses ; ce sont des modèles ou des habituées d'ateliers, elles connaissent la plupart des tableaux et des auteurs, elles formulent hautement leurs critiques, en un langage émaillé d'expressions salées :
C'est un rien toquard, c'est peint avec de la guimauve. Pige donc les jambonneaux de la femme, elle en a des tripes qu'on ne mangera jamais à la mode de Caen !
J'en passe, et des meilleures.
Six heures sonnent, c'est le moment fatal, aucun tableau ne peut plus pénétrer dans l'intérieur du palais, alors on entend des cris de fureur, on interpelle les cochers de fiacre : C'est votre faute, vous n'avez pas été assez vite. Le cocher désabusé répond : y aura bien assez de cochonnerie sans la vôtre !
Les portes se ferment, les élèves s'en vont en monôme, chantant un cantique grivois d'atelier, puis le silence se fait dans la rue. Il en sera de même au prochain Salon.
Il ne reste plus qu'à attendre maintenant que la concierge apporte un matin une lettre qui, à côté de l'adresse, porte l'entête de la Société des artistes français. Cette lettre sera verte, couleur de l’espérance. Pourtant si elle contient la mention : Refusé ! Ce sera à recommencer l'année prochaine.
L’élection du Jury
Le conseil d'administration du Salon est composé de quatre-vingt-dix membres. A époque déterminée, tous les trois ans, un scrutin a lieu pour remplacer cinquante membres sortants.
L'élection se déroule dans la salle V du Palais de l'Industrie, le jour du scrutin une quantité d'hommes distribuent des listes imprimées, l'électeur n'a qu'à prendre la première venue, une autre ne changerait rien à l'ordre de choses établi, les noms de l'année dernière y figurent et y figureront sans doute l'année prochaine.
A quatre heures le scrutin est clos. Des employés dressent des tables pour les scrutateurs chargés du dépouillement des votes. Le président qui, pendant le vote, était assis derrière l'urne, distribuant de droite à gauche d'aimables sourires, saluant ses élèves en leur indiquant d'un regard ou d'un geste sa bonne intention de leur être utile s'ils votaient bien, se promène majestueusement, fièrement ; il n'a plus l'air si aimable car il est sûr du succès.
L'opération du dépouillement est suspendue vers sept heures. Les scrutateurs passent dans une salle voisine. Les scrutateurs prennent place pêle-mêle avec les candidats et on annonce les résultats. Les élus, puisqu'à un nombre insignifiant de voix de différence, sont la plupart du temps déjà connus, souvent les mêmes.
La première opération du jury consiste à recevoir les tableaux qui dépassent 1 m 50, c'est le jury qui défile devant les toiles dressées au long des murs ; la seconde, il reçoit les tableaux qui n'atteignent pas 1 m 50, mais ce sont les garçons qui les leur présentent, puis la révision a lieu s'il y a trop de toiles. Le jury en élimine pour arriver au nombre voulu, dans le cas contraire il en reprend parmi les refusées.
Pour les peintres refusés, il n'y a plus qu'un espoir : la charité.
Chaque membre du jury a droit à une charité, cela veut dire qu'il peut accepter sans donner de raison la plus ignoble croûte, il lui suffit d'inscrire le titre et le numéro du tableau sur une feuille de papier qu'il remet au secrétaire. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Cette coutume est-elle utile pour les artistes ? Je ne le pense pas car elle développe plutôt l'esprit d'intrigues que le talent de peintre.
Une actrice célèbre, il s'agit de Léa d'Asco, connue surtout par ses excentricités sur les planches, dans les cages des dompteurs, partout où le tapage mène à la réclame, s'était éveillée un bel après-midi, et, tout en procédant à sa toilette, elle s'imagina qu'elle pourrait peindre et se mit à l'œuvre. Finalement elle accoucha d'une admirable pastiche d'une image d'Epinal sans dessin, sans style, sans couleur. Elle l'envoya au Salon.
Comme bien on le pense son tableau fut refusé d'emblée. Il n'y eut pas de discussion, mais elle connaissait le peintre Gervex, elle alla le prier d'exercer pour elle son droit de charité et Gervex y consentit.
Les élèves des Académies, jeunes gens de famille pour la plupart, et dont le plus grand nombre se moque de l'art comme de leur première cigarette, mais qui ne manqueraient pas l'occasion de se donner de l'importance, vont eux aussi voter.
Ce sont les auxiliaires précieux des peintres comme MM. Boulanger, Tony Robert-Fleury, Bouguereau et autres, qui trouvent avec leur Académie le moyen de gagner 20 000 francs par an, et qui pourront compter aussi sur un nombre suffisant de voix d'élèves pour assurer leur élection.
On compte en moyenne quinze cents élèves répartis dans les Académies dans lesquelles professent la majorité des membres du jury. Il y a en outre à divers titres environ neuf cents exempts, et il a été reçu au Salon de 1888, DEUX MILLE CINQ CENT QUATRE-VINGT SIX toiles, cela fait donc à peu près cent quatre-vingt six exposants en dehors de la coterie.
Cela explique combien les peintres de valeur ont raison de protester contre un refus systématique d'une toile sur deux présentées au jury.
Voici un exemple frappant qu'il faut passer par une école pour pouvoir être admis au Salon :
Un peintre d'un certain talent élève de lui-même, ce qui est une gloire, se voyait refusé ; il imagina d'aller à l'Académie Julian, et, pendant trois mois, il eut le courage de travailler avec des moutards, comme un simple rapin, de dessiner des nez, des mains, bref de commencer comme s'il ne savait rien.
L'année suivante il exposa et obtint une médaille. Est-ce à trois mois passés à faire des exercices de l'école mutuelle qu'il dut cette distinction ?
Non ! c'est parce que, en dehors de son talent, il pouvait mettre sur sa notice élève de M. Bouguereau, ou d'un autre artiste reconnu.
Il avait courbé la tête sous la tradition, de là son bon point. Cela sert aussi à cette chose d'être l'élève d'un membre du jury.
Je cite un autre exemple :
Un peintre bien connu que je ne veux pas nommer, reçut un jour la commande d'un portrait d'un entrepreneur. Le prix fut fixé à trois mille francs, mais l'entrepreneur malin, vaniteux, orgueilleux, fit un contrat avec le peintre ; il y avait cet article :
Le prix de mon portrait est fixé à trois mille francs à la condition expresse qu'il sera reçu au Salon, je verse la somme de mille francs, si mon portrait n'était pas reçu, cette somme constituerait le prix du portrait, au cas contraire le jour de l'ouverture du Salon je verserai les deux mille francs restant pour parfaire le prix. Le portrait fut présenté et refusé.
Le peintre désolé alla aussitôt trouver un des membres du jury et lui exposa son cas.
Repêchez-moi, lui dit-il, ou je perds deux mille francs.
Et voilà comment on peut voir, à la place d'honneur dans le salon de l'entrepreneur de démolitions, son portrait avec cette mention bien apparente : Salon de 1886, peint par Z.
Les peintres qui n'ont plus rien à attendre du Salon se soucient peu d'y exposer, attirés qu'ils sont par les expositions particulières où leurs toiles sont mises plus en valeur.
Pour les indépendants c'est une autre affaire, leur admission au Salon dépendant du jury, ils exposent peu, car le jury n'est pas tendre pour les novateurs.
La majorité des exposants, les peintres qui briguent des médailles, font de la peinture à médaille.
Qu'est-ce que la peinture à médaille ?
Celle qui plaît le plus à la majorité des membres du jury, aux professeurs de l'école des Beaux-Arts et aux professeurs de l'Académie Julian.
Entre la majorité des exposants et la majorité des membres du jury il y a des liens réciproques que nul ne peut nier. La majorité des exposants, jeunes hommes qui se sont mis dans la peinture parce qu'ils ont entendu dire qu'on y gagnait de l'argent et, imbus du même esprit de discipline que des candidats aux fonctions administratives, n'éprouvent aucune répugnance à travailler dans le genre qui leur vaudra des récompenses.
Entrés dans l'art par la voie officielle de l'école, il est naturel qu'ils se préoccupent d'en conquérir les grades. Un peintre sortant de l'école des Beaux-Arts ambitionne d'arriver un jour à la situation de M. Bouguereau ou de M. Cabanel, ça semble légitime.
Le 1er mai, le Salon ouvre ses portes au public, mais la veille, il y a la cérémonie du vernissage.
Que d'intrigues, que de bassesses sont commises pour obtenir une invitation afin d'étaler sa toilette et de pouvoir dire aux amis j'ai été invité au vernissage.
Dans le cabinet du grand dispensateur des faveurs administratives :
Monsieur Vigneron, s'il vous plaît, dit une femme à un employé de l'administration.
Que désirez-vous, madame ?
Je voudrais une invitation pour le vernissage.
A quel titre ?
Je suis la nièce de la soeur du concierge de M. Bouguereau.
Avec plaisir, madame.
Et voilà pourquoi, à côté des gens qui auraient droit à cette faveur et qui en sont privés, on voit le jour du vernissage tant d'imbéciles, qui vont non pour voir, mais se faire voir.
Faveur, faveur, et encore faveur !
Toi, crétin, qui travaille dans une mansarde, au sixième étage, bûchant du matin au soir, sans feu l'hiver et rôtissant l'été, faisant des prodiges pour obtenir un cadre du marchand de couleurs, toi qui endures stoïquement des privations de toute nature pour arriver ; jette tes pinceaux et ta palette au feu, tu ne seras jamais rien.
Hors de l'école des Beaux-Arts, de l'Académie Julian, pas de salut. A la fin de mai, le Salon ferme pour quelques jours. Pendant ce temps, le vote des médailles a lieu et il est procédé à un nouveau classement des tableaux sur les cimaises, c'est encore un moyen pour donner satisfaction à des protégés, à des recommandés, qui se sont plaints de n'être pas assez en vue.
Puis viennent les intrigues pour la grande médaille, toutes les passions sont en jeu, toutes les rivalités éclosent au grand jour ; le favorisé est envié, congratulé, mais des lèvres seulement, car l'amertume est au cœur des évincés.
En 1883, M. Cabanel croyait avoir la médaille, il était auprès de l'urne, la couvant avec tendresse d'un regard, tout le monde le pensait aussi, on le félicitait, c'était à n'en plus finir : Mon cher ami, par ci, mon cher ami, par là. Cela vous était bien dû, un talent comme le vôtre.
Alors vint à passer M. Harpignies, aussitôt M. Cabanel lui sourit gracieusement, se préparant à recevoir force compliments.
M. Harpignies s'avança tendit la main à M. Cabanel et lui dit :
Ah ! je suis bien heureux, je viens de voir de la bien bonne peinture. N'est-ce pas que ce sera une distinction méritée ? Oh oui, cette peinture réjouit l'âme, elle réconforte l'artiste, et je suis bien heureux.
Parce que je viens de revoir mes paysages récompensés.
Tête de M. Cabanel qui n'eut pas la médaille, et le quiproquo était d'autant plus cocasse que M. Harpignies était exposé à côté de son ami Cabanel.
Les Impressionnistes
Prenez garde à la peinture avec la suppression du jury ? De tous temps, dans tous les arts, dans la littérature, dans le commerce même, il s'est trouvé des malins qui ont inventé un mot, exploité un titre heureux qu'ils ont arrangé à leur manière, ceci ne devraient aux yeux des gens du métier n'avoir aucun sens. En effet, pourquoi essayer de créer des catégories dans la peinture ? La peinture est un art qui doit procéder par les mêmes moyens.
La tentation de sortir du convenu est louable, mais il est impossible de faire la nature autrement que le peintre ne l'aperçoit.
Il y a dans le sujet qui m'occupe une question d'éducation à faire. Le meilleur artiste sera-t-il toujours celui qui donnera à ses œuvres l'apparence de la réalité, apparence que jusqu'ici personne n'a pu finalement vraiment obtenir ?
La peinture ne doit pas être seulement une amusette, elle a un rôle assez grand dans l'histoire des peuples pour que l'on ne lui assigne pas des limites. A ce point de vue là tous les efforts doivent être considérés, et l'école des Impressionnistes doit être aussi bien accueillie que celle des fignoleurs.
J'ai prononcé le mot éducation, il faut le justifier par des faits certains, indiscutables. Prenez un paysan, montrez-lui une étude, un coin de son champ, un arbre de son jardin, objets qu'il a constamment sous les yeux, il ne les reconnaîtra pas lorsqu'ils seront fixés sur la toile, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent.
Pourquoi ? Pour une raison bien simple, le paysan ne peut voir un objet qui l'intéresse que pendant le travail que cet objet lui procure, et les autres lui échappent complètement, l'habitude de les voir partiellement l'empêche de les étudier dans l’ensemble.
Le public ne peut pas voir les champs comme le paysan les voit et il juge de la végétation à sa manière et suivant le milieu dans lequel il vit. Pourtant cette végétation change avec les latitudes, celle des contrées du midi ne ressemble en rien à celle du nord, et la campagne des environs de Paris ne peut être mise en parallèle avec celle de Fontainebleau.
Les couleurs violentes qu'emploient les maîtres de l'école impressionniste sont justifiées, elles ont leurs raisons d'être. Les peintres de talent comme Manet, Sisley, Pissaro, Signac, Seurat..., ne laissent rien à la fantaisie, le sujet leur importe peu, il n'est pas toujours plaisant aux yeux, mais il est certainement exact. Ils s'inspirent d'un mouvement de la nature, de sa lumière natuelle et essayent de la saisir sur le vif.
Les Impressionnistes ont fait faire à l'art un pas incontestable par la hardiesse et de la justesse de leur coloris. Ils ont commencé à peindre comme tout le monde. ils auraient pu continuer à mettre sous les yeux des amateurs, des arbres dont on peut compter les feuilles, et des plages dont on pourrait compter les galets ; ils se sont aperçus de l'erreur commise et ont brisé avec la tradition, on les combat, et un jour on les glorifiera parce qu'ils auront donné à l'art pictural un essor nouveau.
La première exposition des Impressionnistes eut lieu en 1874 chez Nadar, la deuxième en 1876, chez Durand-Ruel, la troisième en 1877 et depuis 1879 les expositions se font régulièrement. Aujourd'hui elles ont lieu dans le pavillon de la ville de Paris, de mars à mai généralement.
La société, basée sur la suppression des jurys d'admission, a pour but de permettre aux artistes de présenter librement leurs oeuvres au jugement du public.
Cette innovation est excellente, mais elle présente un grand danger, car, pour quelques œuvres qui valent la peine d'être examinées et qui peuvent attirer l'attention des amateurs sur des promesses de talent, plusieurs centaines sont présentées et exposées sans réel profit pour l'art.
Inauguration par le Président Fallière et sélection au Salon
Le Salon de 1880