mardi 30 septembre 2025

Mort de Sarah Brown

La vie à Paris : 1880-1910 / Jules Claretie

Les mascarades qui s'apprêtent manqueront d'une importante figurante, de cette étrange fille rousse dont les journaux ont annoncé la mort par un entrefilet spécial, comme s'il s'agissait d'un personnage officiel.
Ce n'était pourtant qu'une pauvre créature, tapageuse et bonne, qu'une folie de Carnaval, le Bal des Quat'z'arts, avait mise en lumière, et qui, un moment, aux jours d'émeute dans le quartier latin, avait été comme une sorte de Théroigne de Méricourt, mais une Théroigne qui ne voulait la mort de personne.
N'est-ce pas Sarah Brown qui, lorsqu'on l'arrêtait, sautait lestement sur les épaules du sergent de ville et se laissait mener au poste dans l'attitude d'un débardeur de Gavarni à cheval sur le cou d'un Malin de la Halle ? Elle pouvait sauter ainsi lestement, la jolie fille. Elle avait été jadis écuyère ou clownesse.

Sarah ignorait ou elle était née, en Hongrie, en Belgique ou sur un bateau, en pleine mer.
Dans l'atelier de Jules Lefebvre ou de Rochegrosse, lorsqu'on lui en parlait, elle disait gaiement : « Je ne sais pas ! Car Sarah Brown était modèle. C'est elle que M. Jules Lefebvre a représentée dans la splendeur de son corps de marbre dans cette Lady Godiva promenée nue sur un cheval par les rues de la vieille ville. Il avait encore, d'après Sarah Brown, peint une exquise Clémence Isaure. Elles sont tour à tour des déesses et des muses, ces filles folles, si tôt disparues. Mais le portrait véritable de Sarah Brown existe au musée de Caen, c'est un pastel de Lucien Doucet, qui a précédé de si peu dans la mort son modèle, un envoi de Rome qui fit sensation et que le jeune peintre avait exécuté d'après Sarah Brown.
Ce nom, Sarah Brown, semble forgé pour le roman. Celle qui le porte est-elle morte, comme on l'a dit ?
Et d'où vient que l'annonce de cette disparition, maladie ou suicide, a tant frappé les indifférents ?
C'est que la belle fille qui passe inspirant à l'artiste son oeuvre d'art nous donne la sensation d'être comme une sorte de collaboratrice du tableau ou de la statue.
Si le peintre ou le sculpteur donne son talent, elle apporte sa beauté. Elle est, par la forme achevée, une poésie vivante.

Étudiants, nous suivions des yeux la jolie statuette dont Gérôme, autrefois, avait tiré parti dans sa Phryné devant les juges. Celle qui avait conservé ce nom, Phryné, évoquait à la fois pour nous et l'œuvre du maitre présent et l'image de la païenne disparue. Sarah Brown devait être, pour les jeunes d'aujourd'hui, ce qu'était pour notre génération cette Phryné, morte à l'hôpital, comme tant d'autres.
Mais Sarah Brown est-elle morte ? Ne va-t-elle point reparaître, dans son éclat et ses cris, sur quelque char de carnaval, auréolée de confetti, dans le défilé qu'on prépare ? Elle était bizarre, inquiète, insouciante, inconsciente, très bonne, nous disait Jules Lefebvre.
Sa résurrection soudaine serait une originalité nouvelle.

Les Goncourt, dans leur Manette Salomon, nous ont montré le modèle rapace et la beauté morbide. Il en est aussi, il en est encore qui se dépensent sans compter, qui jettent au vent leur jeunesse, comme à brise leurs cheveux dénoués, blonds ou roux, qui demandent à la vie peu de jours, vident et brisent rapidement le verre levé, et, fières et folles de leur corps à la fois, disent en riant, reconnaissantes envers la nature de ce qu'elle a fait pour elles :
Nous aurons eu l'existence courte. Courte et bonne ! Eh bien peintres, sculpteur, poètes, nous vous offrons notre beauté qui passe ; donnez-nous, en revanche, si vous pouvez, l'immortalité.

Courte mais bonne ? Pas toujours. S'il n'y a pas d'heures sans rires, il y a des jours sans pain. Mais elles n'y pensent guère et, au bout du fossé, la culbute. Mais c'est quelque chose après tout que de laisser de soi une image exquise, jeune éternellement, d'une éternité de poussière, dans un coin de musée de province.