Préface de la publication "Arts en Friches.Usines désaffectées, fabriques
d’imaginaires" - extraits.
Marie Vanhamme. Patrice Loubon. Les Editions
Alternatives. Paris. Novembre 2001
Friche industrielle : espace bâti ou
non bâti anciennement occupé par une activité industrielle et désormais
désaffecté ou sous occupé. La désaffectation d’entreprises industrielles,
amorcée pour des raisons de vétusté, d’opération d’urbanisme et de
décentralisation, s’est amplifiée au début des années soixante-dix. Ces
dernières décennies sont marquées par la fermeture de grandes entreprises, due à
de nouvelles stratégies de production, les délocalisations notamment, à la
disparition de secteurs d’activité traditionnelle comme la chimie, métallurgie,
le textile et au développement de la production de biens immatériels.
La
place des espaces abandonnés dans les villes est telle, qu’une étude de
l’American Institute of Architects prévoit que durant ce siècle, 90% des
interventions architecturales dans les ville concerneront des structures
existantes. Les friches représenteraient en Europe 200 000 ha dont 80% liées à
la désindustrialisation (usines, entrepôts, halles ...). Seul 20% sont
réhabilitées à des fins économiques ou, plus rarement, à l’initiative des
Pouvoirs Publics et en raison de leur valeur patrimoniale, à des fins
culturelles : musées, universités, médiathèques. La plupart de ces anciens lieux
de production ne suscitant ni l’intérêt des promoteurs, ni celui des Pouvoirs
Publics sont laissés en l’état, façade noricie, murs lézardés, fenêtres brisées,
déchet dans l’espace urbain.
La friche est cet espace vide, inutile,
inutilisé, donc disponible, appropriable que des associations, acteurs
culturels, spectateurs passionés, artistes investissent et dotent de nouvelles
fonctions. Ce mouvement spontanée et informel d’occupation légale ou illégale de
friches industrielles a émergé en France au début des années quatre-vingt, dès
les années soixante-dix en Angleterre, Allemagne et Hollande. Il s’est
suffisamment développé ces dix dernières années pour que le ministère de la
Culture décide de se pencher sur ces nouveaux "équipements culturels" atypiques
qui commencent à mailler le territoire, tissant leur propre réseau de création,
de production et de diffusion.
Le rapport sur les "espaces et projets
intermédiaires", commandé à Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la Friche
Belle de Mai, par Michel Duffour, secrétaire d’Etat au Patrimoine et à la
Décentralisation culturelle à donné lieu à l’annonce de premières mesures
d’accompagnement.
Les friches artistiques présentées dans la publication sont
représentatives de la diversité qui caractérise ce mouvement. Aucune ne se
ressemble, elles ne correspondent à aucun modèle, aucun schéma préétabli, c’est
l’une de leur première spécificité. Le projet existe, se développe, évolue en
fonction de son histoire, de ceux qui les portent, du contexte social,
politique, urbain dans lequel il émerge, de la configuration du lieu aussi. Le
sommaire qui privilégie une approche par lieu et par ville met en évidence ces
différences, il a tendance à occulter les similitudes, les liens qui les
rassemblent, qu’ils soient conceptuels ou réels.
Des échanges, des parcours
d’artistes, l’appartenance à des réseaux sont autant de circulations, de
relations qui, par affinité, les unissent. Les textes ou phrases affichés sur
les murs pourrait être représentatif de ce qui, à la fois, les rapproche et les
différencie. "J’ai peur d’une société qui est tellement axé sur la compétition,
la concurrence. Une société qui ose vous dire “vous devez être des gagnants”
Mais qu’est-ce que c’est un gagnant sinon un fabriquant de perdant"( Albert
Jacquard), placardé à l’entrée de l’Antre-Peaux de Bourges...
Ce manque dans
la politique culturelle rencontre un autre vide, l’usine, l’entrepôt abandonné.
L’appropriation parfois illégale est possible en raison du manque
d’investissement politique que la friche représente. L’état de délabrement du
bâtiment, son abandon, témoigne du mépris du promoteur, mais expriment aussi le
désintérêt du pouvoir qui ne lui accorde aucune valeur patrimoniale, n’envisage
aucune réaffectation. La friche est cet interstice dans l’ordonnancement de la
cité qui “ échappe à l’instrumentalisation du territoire et au contrôle des
politiques publiques ” C’est ce vide physique, et politique qui va autoriser la
réalisation du désir. Il va permettre d’imaginer et de concrétiser un
projet.
En investissant la friche, les nouveaux occupants transgressent les
règles économiques qui l’ont taxée d’inutilité et l’ont condamnée à mort. Ils
transgressent aussi les règles politiques qui lui ont refusé toutes valeurs
symboliques, patrimoniales, toute réhabilitation, tout avenir possible. La
transgression des lois peut se lire comme le signe d’une transformation en
cours, symptôme de la tombée en désuétude de certaines valeurs. Le pouvoir en
serait donc le propre générateur. Les friches artistiques, par leur mode
d’émergence, par les projets qui leur sont attachés et les discours qu’elles
produisent, expriment cette tombée en désuétude des propositions
institutionnelles, leur inadéquation à la réalité artistique et culturelle
d’aujourd’hui. Les expériences présentées ici témoignent que des nouvelles
modalités de production, de diffusion, de socialisation sont à l’œuvre et que
les rapports à l’art, aux artistes, au public sont en permanence mis et remis en
question. Elles sont aussi porteuses d’un nouveau type d’aménagement d’espaces
urbains désaffectés et d’un nouveau modèle d’intégration de la mémoire
urbaine...
A Dijon, ville natale d’Etienne Cabet, inventeur du communisme étatique
selon Karl Marx, un ancien bâtiment industriel, recouvert de graffs, a été
rebaptisé "Centre Culturel Autogéré". Cette occupation de bâtiments chargés de
mémoire intervient à une période de restructuration urbaine et sociale, marquée
par le passage d’une société industrielle et de ses rêves avortés, à une société
de service. Les friches et leur nouvelle activité sont les signes d’une mutation
du secteur culturel dans des villes en crise. Ces quartiers populaires sont
fragilisés, paupérisés par la disparition de l’activité de l’ancienne usine qui,
au delà de son rôle économique, signait une appartenance identitaire, mettait en
œuvre des processus de socialisation. En investissant ces bâtiments abandonnés
de nouveaux usages, de nouvelles pratiques, les nouveaux occupants réinscrivent
la friche, le quartier dans l’espace et le temps de la ville, instaure une
nouvelle mobilité, de nouveaux parcours, de nouveaux frottements.
Ils
injectent, à l’heure où nos villes modernes souffrent d’un trop plein
d’organisation et d’informations, cette "expérience de l’étrangeté qui est au
cœur de toute rencontre dans un espace de circulation et de communication."
L’attribution de nouvelles fonctions à ces lieux "oubliés" transforme le passé,
la mort annoncée en devenir possible. Eloquent synchronisme qui transforme ces
emblèmes de la production industrielle en laboratoire culturel, à une époque où
la valeur idéologique du travail qui fut fondatrice de l’organisation
fonctionnelle de la société industrielle, n’est pas cotée au Nasdaq.
L’organisation politique et économique de la société liée à la révolution
industrielle, a fait du travail l’activité humaine essentielle, la seule
activité collective et donc la forme majeure du lien social. La valeur du
travail est dépecée par la fin du mythe du plein emploi, comme en témoignent
aujourd’hui encore les licenciements massifs que les créations d’emploi
n’arrivent pas à compenser, et par la glorification de l’argent facile, via
l’apologie des starts-up et le culte de la bourse.
Des auteurs, Dominique
Méda, Jeremy Rifkin, insistent sur la nécessité "d’enchanter d’autres espaces
que celui de la production", de développer d’autres valeurs fondatrices,
fédératrices de l’appartenance sociale. Ces artistes, acteurs culturels,
associations qui "réenchantent" ces territoires désenchantés, n’explorent-ils
pas de nouvelles valeurs ? Ne proposent-ils pas, en revisitant les notions de
démarches artistiques, d’action culturelle, de citoyenneté, de collectif, de
nouveaux modes d’activation du lien social ? Le terme de production, souvent
utilisé comme englobant toutes les phases de la création artistique, de sa
conception, à sa socialisation, offre là aussi d’étrange similitude avec
l’ancienne fonction des lieux et poussent à réflexion, y compris dans une
perspective économique. Ne traduisent-ils pas aussi le désir d’une autre
urbanité ?
Les projets développés dans les friches industrielles ne
questionnement pas uniquement le domaine culturelle, mais s’inscrivent de fait
dans une problématique urbaine, sociale, économique. Ils participent à une
reformulation d’un projet politique à une période de restructuration urbaine et
sociale, marquée par le passage vers une société de service aujourd’hui dominée
par la production de biens immatériels. Les friches industrielles réinvesties à
des fins culturelles traduisent ainsi un passage, une transition, et pourraient
même en être la métaphore : la transformation des anciens symboles de la
production industrielle en fabriques d’imaginaires...
Marie Vanhamme - Mis à jour le mardi 26 février 2008