En 1906, Gabrielle Chanel, la future Coco, tenta plusieurs emplois à Vichy avant d’exercer cette activité : chanteuse, « gommeuse », puis vraisemblablement couturière, avant qu’un officier de sa connaissance fasse intervenir ses contacts à la compagnie fermière. Ce n’est qu’alors qu’elle devint donneuse d’eau de Vichy à la Grande Grille. Dans d’autres cas, c’étaient les réseaux familiaux qui s’avéraient déterminants. Il n’est pas rare de voir des familles de donneuses d’eau représentées sur les cartes postales mettant en scène la profession.
Comme l’a observé Armand Wallon, il semblerait que l’activité se transmette de mère en fille. Enfin, un témoignage peu flatteur de 1857, signé du préhistorien Jacques Boucher de Perthes, laissait entendre que les donneuses d’eau de la source de l’Hôpital à Vichy devaient acheter leurs fonctions : « Quelqu’un me dit que les places de donneuses d’eau se vendaient comme celles de notaires et d’avoués chez nous, et les emplois de capitaine et de colonels en Angleterre.» Ce qui expliquerait, d’après l’intéressé, que les donneuses de Vichy soient nettement plus disgracieuses et ridées que leurs collègues allemandes. Et d’ajouter : « Hygie était belle et jeune. Les Grecs se seraient bien gardés de faire servir par Méduse ou par Parques les eaux qui doivent donner la santé.» Toutefois, comme nous aurons l’occasion de le constater, le regard du public masculin sur les donneuses d’eau était généralement bien plus approbateur.
N’en déplaise à Amédée Collas, la fulgurante ascension sociale qu’il imaginait, et que vécut Gabrielle Chanel – bien que son bref interlude de donneuse d’eau n’ait guère eu un impact déterminant dans sa réussite –, ne constituait pas la règle. Dans beaucoup de stations, et en fonction de l’époque, les donneuses d’eau n’étaient pas rétribuées, et dépendaient entièrement de pourboires. Ceux-ci étaient remis par des buveurs, le plus souvent au terme de leur cure de vingt et un jours. La pratique était ancienne. Déjà en 1842, le régisseur des eaux minérales de Vichy saisissait le préfet de problèmes liés aux pourboires du personnel. Ceux-ci s’élevaient à environ 4 000 francs par saison, somme à répartir entre baigneurs et baigneuses, et distributeurs d’eau. Mais, signalait le régisseur, la division des pourboires s’effectuait de manière arbitraire au préjudice des servantes.
Qu’en était-il des pratiques ?
Jacqueline Débordes affirme qu’autour de 1906, alors que la jeune Coco Chanel était donneuse d’eau à la source de la Grande Grille, « les pourboires de fin de cure étaient souvent conséquents ». Mais comme le laisse entendre Débordes, il n’est guère certain que les donneuses d’eau aient pu systématiquement conserver l’intégralité de ces sommes, les tenancières de buvettes ayant parfois une autorité accaparatrice.
Les Donneuses d'eau salariées percevaient en effet de bien maigres sommes. Un article paru dans L’Employé d’Hôtel en 1912 permet de faire le point sur le salaire net de donneuses d’eau vichyssoises, hors pourboire :
« 2 francs par jour de la tenancière des kiosques, et elles ont également quelques gratifications ». Le traitement de base était beaucoup plus faible que celui des autres emplois féminins de la station. Ainsi les baigneuses, doucheuses et autres masseuses, arrivent à se faire des journées de 7 à 8 francs ; certaines d’entre elles font des séances de massage à domicile après la fermeture des établissements pour arrondir leurs fins de mois. Non loin de là, à la pastillerie, une cinquantaine de femmes gagnait entre 3 et 4 francs par jour. On apprend enfin qu’en 1912, hormis les musiciens de l’orchestre, nulle petite profession associée au secteur thermal n’était syndiquée. Ces salaires de base, en tout cas, étaient manifestement bien modestes. D’après l’Insee, les deux francs par jour gagnés par une donneuse d’eau vichyssoise en 1912 avoisineraient 6 euros 50 de nos jours.
Le docteur M. J. Janicot, pratiquant à Pougues-les-Eaux, formulait l’introspection suivante au sujet de sa profession :
Si notre mission devait se borner strictement à faire boire à des malades une certaine quantité de verres d’eau, à les faire doucher, baigner, masser, inhaler, humer, transpirer, pulvériser, secundum usum et artem, il faut avouer qu’elle ne serait ni bien difficile, ni très honorable. Nos donneuses d’eau, nos doucheurs et doucheuses pourraient à la rigueur nous remplacer.
Entre aura et « parasexualité »
La ville thermale produisait et vivait du spectacle. Le rituel des donneuses d’eau en faisait clairement partie. Le Splendid Guide de Vichy s’émerveillait ainsi en 1880 devant la Grande-Grille :
La manœuvre du puisage et le mode de présentation des verres à boire sont déjà un très attrayant spectacle. Les préposées, les prêtresses du temple, si vous voulez, placent le verre dans un récipient métallique à long manche, et plongent ensuite l’appareil avec une remarquable dextérité au centre de la vasque, où mugit l’onde minérale, déposent devant le client le verre sur la tablette de marbre du pourtour ou le présentent sur le plat de leur main avec délicatesse et une remarquable agilité. […] sous la robe d’uniforme de toile de Vichy à larges raies, vous trouverez plus d’un coquet minois.
Alliant allusions aux vestales antiques (chez d’autres l’on trouve des renvois à Hébé, Hygie, aux Naïades et autres Danaïdes), émerveillement devant les acrobaties des donneuses d’eau, et tentation sexuelle, de tels passages avaient clairement pour but d’attirer une clientèle masculine à la station. Jérôme Penez a fort bien souligné l’utilisation d’une iconographie féminine dans la promotion des eaux, et H. Hazel Hahn a insisté sur l’ubiquité de représentations féminines dans les affiches françaises du XIXe siècle. Parfois, la donneuse d’eau était explicitement mise en scène dans de telles réclames ; plus souvent l’on avait recours à une allégorie antique représentant la source elle-même, bien qu’on puisse y percevoir également une allusion à une donneuse d’eau.
Notons enfin que les consommateurs thermaux étaient loin de se montrer uniformément crédules devant le spectacle des donneuses d’eau. Comme le souligne Vanessa Schwartz, la culture de masse Fin de siècle passait par un dialogue entre producteurs et consommateurs de divertissements multi- sensoriels. On aurait tort de penser que ces consommateurs aient uniformément absorbé sans broncher tous les déluges visuels de l’époque. Remarquons le scepticisme de ces quelques alexandrins composés par Fortuné Hermitte dans Mes loisirs aux eaux de Vichy, 1857-1858 :
Cet autre a pris son bain, il a bu quatre verres,
Après son traitement il ira dans ses terres ;
Un tel fait les yeux doux à la donneuse d’eau,
Qui trouve qu’un vieillard n’est ni charmant ni beau,
Mais qui sourit toujours, espérant pour sa peine,
Qu’il mettra dans sa main une abondante étrenne.
Ce regain d’intérêt tient manifestement de la nostalgie et du visuel. Ainsi, l’artiste Marc Verat inaugure à Pougues-les-Eaux, en octobre 2012, une exposition intitulée « Donneuses d’eau et nymphes ». En calquant des tableaux académiques de l’époque romantique sur des images représentant les hauts lieux de la station, il produit un effet de décalage saisissant. À l’inverse des nymphes, les donneuses d’eau empruntées par Verat sont vêtues. Ici, l’éclat sensuel n’est ni feutré, ni implicite ; la distorsion, l’exagération savamment dosée par juxtaposition, s’étendent également aux allusions antiques, désormais ouvertement affirmées à travers le choix du tableau d’origine. Mais la transformation donne également lieu à des pertes : les donneuses d’eau ont été dépossédées de leurs chapeaux, tabliers, bottes, écuelles emmanchées, et même de leurs verres. Ni dextres, ni souriantes, elles apparaissent mélancoliques, issues des classes aisées, et non populaires. Éloignées des leviers de la buvette, elles s’offrent au regard dans une passivité songeuse, avec la source en arrière-plan. Un tel clin d’œil reflète sans aucun doute le versant érotico- esthétique de l’activité telle qu’elle était imaginée au XIXe siècle, sans compter un réel regain d’intérêt pour un temps révolu. En effet, les donneuses d’eau produisent manifestement une sorte de souffle nostalgique (certes à petite échelle) reflété tant par ces images que par les emplois saisonniers à Vichy depuis l’an 2000. Dans ces deux cas cependant, le référent semble s’être vidé d’une partie de son sens. Car le métier qui nous intéresse fut surtout une source de revenu pour des femmes de l’époque, et comportait en outre d’importantes dimensions hygiénique, sociale et paramédicale. Or, tant dans ces montages qu’aux sources de Vichy aujourd’hui, celles-ci sont occultées pour ne laisser transparaître en fin de compte qu’un enchantement suggestif et un parfum « Belle Époque ».
UNE PROFESSION AU COEUR DU THERMALISME FRANÇAIS (1840-1914)
Éric Jennings
Publications de la Sorbonne | Sociétés & Représentations
2014/2 - N° 38 pages 143 à 170