Il existe en France un certain nombre d’écoles supérieures dont le passé est des plus honorables. Celles de Dijon et de Lyon conservent une réputation déjà ancienne. Dijon revendique plusieurs de nos gloires. Son école gratuite, fondée par un artiste savant, Devosge père, développa les dispositions de Pierre-Paul Prudhon, ce treizième enfant d’un maître maçon de Cluny. Prudhon ne la quitta que pour aller étudier à Rome, lui qui fut toujours si peu italien, après avoir remporté le prix de peinture établi par les états de Bourgogne. Elle a également formé le statuaire François Rude, qui devait illustrer sa province et son pays en sculptant ce bas-relief animé d’un souffle héroïque où les pierres semblent se lever comme des soldats pour marcher à la voix de la femme ailée qui les appelle. L’école de Lyon est fière d’Hippolyte Flandrin, le peintre austère qui redonna chez nous un instant d’éclat à la peinture religieuse. Marseille, Bordeaux, Rouen, Besançon, Toulouse, Lille, Montpellier, ont aussi des écoles d’art qui, dans leur sphère modeste, rendent de grands services. A une époque où toute chaleur semble s’éteindre aux extrémités, elles gardent en divers points de la France des foyers qui suffisent à réchauffer et à développer tous les germes de talent. C’est à Paris toutefois, à Paris seulement, que les artistes trouvent réunis les moyens les plus précieux d’enseignement supérieur. C’est à l’École des Beaux-Arts que se complètent les études de ceux qui ont résolu de pousser aussi loin que possible leur éducation.
L’École des Beaux-Arts, bien qu’administrée par l’état, est à peu de chose près une école libre. On y entre sans examen, on y passe le temps qu’on veut. Le cercle des études n’est pas forcément parcouru en un nombre fixe d’années, comme cela se pratique dans la plupart des établissements publics d’instruction. Il suffit, pour faire partie d’un des ateliers qu’elle renferme, d’être agréé par le professeur qui le dirige. Celui-ci est seul juge des études antérieures et des aptitudes du candidat. Il peut également faire interdire son atelier aux élèves dont il aurait à se plaindre ou qu’il trouverait impropres à tirer parti de son enseignement ; mais rien n’empêche les jeunes gens ainsi exclus de se faire inscrire à l’atelier voisin. Ainsi se concilient par une bienveillance sincère et raisonnée les droits de l’élève et l’évidente nécessité de décourager certaines fausses vocations. L’école ne possède d’ateliers d’étude toujours ouverts que depuis le décret de 1863, qui l’a réorganisée sur de nouvelles bases. Avant cette date, les jeunes gens reçus comme élèves y venaient entendre des leçons, prendre part à divers concours, travailler d’après l’antique ou le modèle vivant sous les yeux de membres de l’Institut qui se relayaient pour examiner leurs travaux, et leur donner des conseils. Ces séances n’étaient pas suivies avec beaucoup d’assiduité. Il n’y avait rien de comparable à ces ateliers où un groupe de jeunes gens vit dans la même atmosphère d’idées, de traditions, de recherches. Pour en trouver de pareils, il fallait aller en dehors de l’école, à ces ateliers libres dont il est impossible de ne point parler dans une étude sur l’enseignement des beaux-arts. C’étaient simplement des réunions de jeunes gens se rassemblant dans un local loué par eux pour faire de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture sous la direction d’un maître qu’ils s’étaient choisi et qui ne relevait pas de l’état. Si l’on en croit les romanciers, il n’est pas de plaisants tours que ces élèves ne se permissent à l’égard des nouveau-venus, des bourgeois et des voisins. La gaîté et la licence qui régnaient dans ces foyers d’études ont été fort exagérées. Ce qui est hors de discussion, ce sont les éminents services qu’ils ont rendus et que les admirateurs de l’organisation récente semblent trop portés à oublier.
Tel des ateliers du siècle dernier, celui de David par exemple, exerça une influence décisive sur la marche de l’art. L’atelier de Guérin eut cette fortune étonnante qu’on en vit sortir trois des plus grands artistes de notre temps. C’est là que se préparèrent à la lutte des hommes qui allaient bravement se frayer à eux-mêmes et frayer à leurs successeurs une route encore inconnue. L’auteur de la Bataille d’Eylau et desPestiférés de Jaffa, Gros, chez lequel se montre déjà une sorte d’impatience virile, un besoin inquiet d’émancipation, Géricault, qui n’eut que le temps d’affirmer son génie sur quelques toiles après avoir échappé violemment à la règle, et qui mourut jeune et glorieux sans avoir dit son dernier mot, Delacroix, à qui était réservée une carrière plus longue, illustrée par tant d’œuvres puissantes et inégales, avec tant de vicissitudes de combats, d’échecs, de déceptions et de triomphes, — ces trois représentants des tendances modernes ont appartenu à l’atelier de Guérin. L’éclat de ces ateliers libres dépendait surtout du talent de l’artiste qui les dirigeait ; ils grandissaient et mouraient avec l’homme qui les avait fondés. C’eût été le rôle naturel de l’École des Beaux-Arts de mettre la continuité de l’enseignement à l’abri de ces vicissitudes propres aux institutions privées. Ce rôle, une partie du public trouvait qu’elle le remplissait mal. Dans ses salles de travail et ses amphithéâtres, il n’y avait point contact journalier entre le professeur et le disciple, qui était tenu généralement à distance. La direction des études était en outre accusée de laisser percer des tendances trop exclusives. L’administration supérieure accueillit cette rumeur avec bienveillance, et s’en fit elle-même l’écho. L’éducation d’art, disait-on, sous la pression de professeurs membres de l’Institut, était partout académique, on entendait par là surannée.
D’un autre côté, le séjour des ateliers libres coûtait cher ; plus d’un jeune homme bien doué, mais pauvre, avait dû cesser de les fréquenter. Si quelques élèves obtenaient, par une faveur spéciale de leurs camarades, de ne pas contribuer à l’entretien du local, au paiement des modèles et du professeur, si par l’indulgence de ce dernier ils avaient une sorte de sauf-conduit qui leur assurait momentanément la gratuité, cela ne laissait pas de léser quelques intérêts, d’être surtout précaire et incertain. Le bienfait même avait quelque chose de pénible et de blessant pour ceux qui en jouissaient. Il n’en serait pas de même, ajoutait-on, si les frais de l’enseignement étaient supportés par le budget. Reste à savoir si c’est la fonction de l’état de garantir à quelques-uns le bénéfice d’un enseignement supérieur quelconque. Provisoirement on a tranché cette question par l’affirmative. Nul n’était reçu à l’école, aux termes de l’organisation antérieure, qu’après avoir subi un examen. Il fallait pour y entrer faire dans un délai fixé une académie d’après le modèle vivant.Quelques-uns de ceux qui devaient honorer l’art contemporain ont échoué à cette épreuve. Une légende qui court les ateliers, et qui paraît s’appuyer sur des faits réels, assume que Delacroix et Flandrin n’y réussirent pas du premier coup. Ces exclusions n’auraient plus lieu aujourd’hui ; les conditions d’admission sont profondément modifiées. Pourvu qu’il se trouve dans les limites d’âge, de quinze à vingt-cinq ans, tout jeune homme a le droit de se faire inscrire à l’école ; à partir de cette inscription, il prend date comme aspirant, si la place manque dans les ateliers.
Afin de mériter le titre d’élève de l’école, il faut pourtant avoir obtenu quelques succès dans les examens ou les concours. Trois ateliers de peinture sont ouverts en permanence, trois de sculpture, trois d’architecture. Deux ateliers sont consacrés tant à la gravure ordinaire qu’à celle des médailles et des pierres fines. On met à la disposition de chaque atelier des modèles et une petite bibliothèque. La direction ne manque pas aux jeunes artistes, et la direction dans le sens qu’ils préfèrent, puisqu’ils ont pu s’adresser à un professeur de leur choix. Au besoin, ils gardent leur initiative personnelle et ne demandent guère au maître qu’une sorte de patronage nominal. Des collections importantes sont réunies dans l’école, qui peut sous ce rapport être considérée comme une succursale du Louvre. Elle possède une série de statues antiques copiées ou moulées, des reproductions de peintures célèbres, des médailles, des modèles d’architecture. Tous ces trésors d’art entassés sont autant de moyens d’éducation par les yeux.
On a divisé les élèves d’architecture en deux classes, et ils ne passent de l’une à l’autre qu’après avoir obtenu un certain nombre de mentions. Il n’y a point de classes dans les autres sections. Des concours sont établis non-seulement entre les élèves des ateliers de l’école, mais aussi avec ceux des ateliers du dehors. D'ordinaire on exige des concurrents une esquisse, puis un travail d’une exécution plus avancée. Les récompenses consistent en médailles et en indemnités d’argent ; elles sont quelquefois décernées par un jury dans lequel figurent les artistes lauréats des expositions des beaux-arts. Aux concours de fin d’année, on a essayé du suffrage universel direct. Les élèves constitués en jury se sont distribué les places. La pensée était bonne et témoignait d’un louable désir d’éviter jusqu’aux apparences d’un passe-droit. Comme la femme de César, il ne faut pas que l’administration puisse être soupçonnée. Il y avait lieu d’espérer que personne ne se plaindrait. Il n’en a pas été tout à fait ainsi, et il y a eu des récriminations assez amères. Ce n’est pas une raison de condamner un système libéral. N’oublions point qu’il faut un noviciat pour l’exercice de toute liberté.
Outre les médailles ordinaires, qui comportent trois degrés, l’école décerne un prix spécial connu sous le nom de grande médaille d’émulation, et réservé à l’élève peintre, sculpteur, architecte ou graveur qui a obtenu le plus de récompenses dans le courant de l’année. Une autre disposition, favorable aux élèves assidus, leur permet de consacrer à l’étude les heures même où les ateliers sont fermés. Des salles sont mises pendant la soirée à leur disposition ; mais, comme les locaux sont de dimensions restreintes, un examen est exigé. Il faut exécuter une figure d’après le modèle vivant ou d’après l’antique. La discipline de ces salles est assez sévère. Quant aux cours, qui sont professés durant cinq mois de l’année, du 1er novembre au 30 avril, on en accorde la libre entrée non-seulement aux élèves des ateliers et aux aspirants, mais encore à toute personne française ou étrangère qui, se livrant à l’étude d’une branche de l’art, a demandé au secrétariat une carte d’admission. Telle est la règle. Dans la pratique, les formalités sont moindres encore. On ne refuse guère, tant qu’il y a une place libre, l’entrée d’un cours quelconque. Quelques-uns ont été faits par des hommes de bonne volonté qui n’ont point de commission officielle et ne sont point rétribués. La plupart des professeurs néanmoins sont nommés par l’état à la chaire qu’ils occupent. Les programmes embrassent les mathématiques, la perspective, les sciences physiques, des notions historiques assez complètes sur les Hébreux, les Égyptiens, la Grèce et Rome dans l’antiquité, la France pour les temps modernes ; enfin il y a des cours d’architecture, d’anatomie, d’esthétique. Les leçons d’anatomie ne sont pas, et c’est un tort, imposées aux architectes. Le cours d’esthétique en est arrivé à se changer en une étude un peu systématique des différentes écoles de peinture, considérées comme la flore d’une botanique humaine et classées suivant les climats, les influences des milieux, de l’air qu’ont respiré les artistes. Le palais où est installée l’École des Beaux-Arts a deux entrées, l’une sur le quai Voltaire, l’autre dans la rue Bonaparte. Quand on arrive par la rue Bonaparte, on franchit d’abord une grille que décorent les bustes de Puget et de Poussin, symbolisant la sculpture et la peinture françaises.
Pénétrons dans l’un des ateliers. La salle est grande, un peu nue. Les élèves travaillent, isolés ou groupés, assis ou debout, silencieux. Le professeur est absent. On ne le trouve là que deux ou trois fois par semaine. Il vient passer en revue les esquisses, donner des avis et des conseils. On ne voit pas non plus de gardiens. Ils se promènent dans les corridors, attendant qu’on ait besoin d’eux. Nulle surveillance à l’intérieur de l’atelier, et les choses n’en vont pas plus mal. Ces jeunes gens sont traités en hommes. Ils gardent leur initiative et la responsabilité de leurs actes. Ils sont tellement bien chez eux, qu’ils peuvent organiser de petites fêtes de famille pour la bienvenue, la réception ou les succès de leurs condisciples. L’ordre est peu troublé dans ces occasions. S’il arrive qu’il le soit, le gardien entre chapeau bas, tout s’apaise. L’école n’a naturellement point de récréations ; mais il existe des endroits abrités où les élèves peuvent prendre l’air. Ils philosophent ensemble aux heures du repos au bord d’une petite fontaine jaillissante dans la jolie cour du Mûrier, qui présente de trois côtés un cloître de style pseudo-pompéien. Les divers ateliers se fréquentaient entre eux assez volontiers après la réorganisation de l’école, les arts sont frères ; les peintres allaient chez les sculpteurs, les sculpteurs chez les architectes. Ces rapports de bon voisinage, qui pouvaient être profitables à tous, ont pris un caractère moins amical, et finalement est survenu un ordre qui a tout fait cesser, visites et excursions.
Que deviennent les élèves à la sortie de l’école, quel est le résultat de leurs études ? C’est le côté triste, mais c’est aussi l’honneur de la république des arts comme de celle des lettres que le caractère aléatoire de la profession choisie par ceux qui se consacrent à la recherche et à la reproduction du beau. Les élèves formés par l’École des Beaux-Arts n’ont en général ni avantage ni diplôme qui les distingue. Il y a une seule exception, et elle est toute récente. Depuis le mois de novembre 1867, les architectes peuvent être diplômés. Quelques élèves arrivent à l’objet de l’ambition de tous, ils sont admis à concourir pour les grands prix de Rome. Parmi ces appelés, le nombre des élus est à peu près de un sur dix. De ceux-ci, on peut dire que leur rêve est réalisé, au moins provisoirement. Les voilà entretenus aux frais de l’état ; leurs études deviennent l’objet d’une dépense nationale. Ils croient être au but, ils entrevoient à l’horizon le rameau d’or qu’ils s’en vont cueillir. En attendant, ils voyagent ou bien se promènent dans les jardins de la ville éternelle, plus jeunes, mais déjà pareils dans leur imagination à ces maîtres que Delaroche a figurés discourant sous des portiques, à la lumière du jour sans fin, dans l’hémicycle de l’école qu’ils viennent de quitter. Le prix de Rome est quelque chose d’assez semblable à ce bâton de maréchal que chaque soldat emporte dans sa giberne. Qui pourra compter ce qu’il s’est usé de jeunesse et dépensé de pacifique héroïsme pour y atteindre ? Jusqu’à trente ans autrefois, l’élève nourrissait en son cœur cette espérance secrète ou avouée. On a récemment fixé à vingt-cinq ans le terme après lequel on devait renoncer à concourir. Le délai est peut-être un peu court, surtout en ce qui concerne les architectes, qui ont à se munir d’un bagage assez considérable de connaissances précises et variées.
Il n’est point nécessaire de faire partie de l’École des Beaux-Arts pour « monter en loges. » Les règlements n’exigent guère que deux choses, que le candidat soit de nationalité française et qu’il satisfasse aux épreuves. Nous ne croyons pas cependant que jamais on ait décerné la couronne à quelque artiste complètement étranger aux leçons professées sous la surveillance administrative. Nous allions omettre parmi les conditions imposées une petite clause qui paraît au premier abord un peu singulière. Le candidat au prix de Rome ne doit pas être marié. Cela ne constitue pas, à vrai dire, un encouragement aux « justes noces ; » mais, à regarder de plus près et à considérer les intentions, la condition n’est point déraisonnable. Les rédacteurs du règlement ont songé à la somme attribuée à l’élève ; il serait impossible au pensionnaire de faire vivre une famille et d’étudier en même temps à loisir avec un budget aussi restreint.
Les prix ne sont pas toujours décernés ; on les retarde d’un an, si les ouvrages exécutés ont été jugés trop faibles pour justifier la libéralité de l’état. Les lauréats, exemptés du service militaire, sont pensionnés pendant quatre ans depuis le décret de novembre 1863. Ils l’étaient autrefois durant cinq années. Les élèves ne sont plus tenus de résider à la villa Médicis. Deux années seulement de séjour à Rome sont obligatoires aujourd’hui. Les deux autres, ils les passent, selon leurs inclinations et leurs goûts, ordinairement en voyages qui peuvent servir à leur instruction. Ils sont à ce sujet aussi peu gênés que possible par les formalités à remplir : il leur suffît de prévenir à l’avance de leurs projets le directeur de l’école.
Les concours s’ouvrent chaque année au printemps pour la peinture, la sculpture, l’architecture, et tous les trois ans seulement pour d’autres branches de l’étude. On a supprimé les concours de paysage historique. Il faut subir d’abord une épreuve préalable, qui consiste à tracer une esquisse. Une dizaine de candidats seulement en sortent vainqueurs, et montent en loges. Qu’est-ce que la loge ? l’atelier, si vous aimez mieux, la cellule où ils sont appelés à exécuter leur œuvre. Pour commencer, le régime est sévère ; ils sont à peu près prisonniers. Dans un délai fixé, ils doivent fournir l’esquisse de leur composition. Ils ne peuvent sortir de l’école. De l’extérieur, ils ne reçoivent ni conseils ni renseignements. L’esquisse achevée, ils ne devront en changer aucun des caractères essentiels sous peine d’être mis hors de concours. Pour l’exécution du tableau, du modèle en terre, de la gravure, on leur accorde un délai de deux ou trois mois. Période de rude labeur, de doute, d’irrésolution, d’inquiétude, ces quelques mois laissent à ceux qui les ont connus un souvenir persistant. Tel travaillera courageusement et plein d’espoir pendant un mois, et un beau matin détruira d’un seul coup son ouvrage. Tel peintre restera oisif pendant le même mois, ira passer ses journées à la campagne, se promener dans les bois, rêver au soleil, et n’arrivera pas moins à l’heure dite, ou même une semaine auparavant, démentant ainsi la fable du lièvre et de la tortue. C’est affaire d’impression, de tempérament. Les plus habiles seraient impuissants à rien prédire.
Dès le premier jour, il y a grand mouvement dans l’école. Avec le secours des élèves de son atelier, le jeune artiste emménage dans sa loge tout le mobilier dont il a besoin. Les plus opulents y font déposer des divans ou des matelas. D’autres ne donnent rien aux raffinements du luxe, et apportent seulement, suivant leur spécialité, soit un chevalet, une toile et des couleurs, soit de la terre glaise et des ébauchoirs, soit des planches et du papier. Sculpteurs et peintres ont la table à modèle, car on les autorise à consulter le modèle vivant ; mais les moulages, les dessins, les calques, sont l’objet d’une prohibition absolue. L’élève passe à son entrée dans l’école devant des gardiens qui, avec l’instinct de douaniers guettant des pièces de contrebande, sont habitués à dépister la ruse et à remettre en lumière les objets qui semblaient le mieux protégés contre leurs atteintes. L’administration les a armés du droit de fouiller à l’occasion les élèves logistes. Les artistes pourtant sont gens inventifs, et il circule des histoires plus ou moins apocryphes sur des fraudes qui n’ont point été découvertes.
Les loges se suivent et se ressemblent, s’ouvrant sur un long corridor où passe un gardien. Sauf que la lumière est libéralement distribuée, cela fait penser à une prison. L’élève entre le matin, sort le soir content ou mécontent, sa journée faite, ne croyant pas toujours, comme le Dieu des Hébreux, que son œuvre est bonne. La tradition veut que les élèves se visitent entre eux les derniers jours en dépit de la surveillance. C’est un usage auquel on ne manque guère. Chacun a vu l’ouvrage de ses concurrents, les prix sont décernés d’avance par une sorte de jury préalable avec lequel ne s’accorde pas le plus souvent le jury réel. Celui-ci est tiré au sort sur une liste que dresse le conseil supérieur de l’enseignement ; les peintres sont jugés par les peintres, les sculpteurs par les sculpteurs, l’architecture par les architectes. L’état croit devoir octroyer à tous les concurrents, même à ceux qui obtiennent le moins de succès dans le résultat final, une indemnité en argent. Cela sert à couvrir quelques-unes des dépenses, notamment les frais de modèles. Cependant la somme allouée n’est point assez importante pour que la « montée en loge » ne soit pas pour la plupart des concurrents une dépense relativement considérable. Quelques-uns, et souvent ce ne sont pas les moins dignes, sont pauvres. Ceux que ne pensionne pas leur ville natale ou leur département ont dû quelquefois renoncer à monter en loges. Ce résultat est fâcheux ; mais il est à peu près impossible de remédier aux causes qui le produisent.
Les programmes des concours ne sont point faits d’ordinaire pour échauffer l’imagination. En architecture pourtant, les projets de grandes constructions monumentales ne sont pas rares. S’ils ont surtout eu autrefois en vue des édifices appartenant plus particulièrement au monde ancien, on choisit de préférence aujourd’hui ceux qui correspondent à quelque nécessité moderne, théâtres, palais, bains, hôpitaux, églises ; on s’est même une fois plié à des exigences d’un autre ordre en demandant un plan d’hôtel pour un banquier. Quant aux autres arts, on emprunte aux récits de l’histoire des Grecs, des Romains, des Hébreux, par exception à ceux de quelque nation contemporaine, la matière du sujet qu’on propose de traiter, l’Iliade et l’Odyssée, la Bible et l’Évangile, sont un répertoire où l’on puise sans se lasser ; certains thèmes prévus reviennent presque forcément à intervalles irréguliers comme les numéros des loteries. Il en est sur lesquels il est difficile de manifester des qualités saisissantes capables d’emporter d’assaut le suffrage des juges. Il y a quelques années, les élèves pour le concours de gravure en médailles avaient à représenter la France dotant l’Algérie de puits artésiens. Il faut supposer chez un artiste les facultés d’abstraction bien développées pour lui imposer cette patriotique, mais froide allégorie.
Les lauréats du grand concours sont de plein droit pensionnaires de l’école de Rome. Ils partent d’ordinaire à la même époque, quelquefois ensemble et emmenant avec eux le lauréat de composition musicale. Presque sans transition, ils passent d’une vie pleine d’incertitudes et souvent de privations à une existence exempte de soucis. Quatre ans à cet âge, c’est presque l’éternité ! L’avenir se présente avec tant d’espérances ! Puis ce voyage à plusieurs, camarades ou compagnons d’étude et de succès, dans la pleine floraison de la jeunesse, cette arrivée sous un climat plus doux, dans cette Italie de leurs songes, il y a là plus qu’il n’en faut pour mettre la joie au cœur des plus exigeants et des plus moroses…
Il est un fait assez singulier qui se passe de nos jours. De l’aveu de l’administration, les lauréats du concours de gravure partent graveurs et reviennent peintres. Cette transformation bizarre est la suite d’une loi naturelle, et la cause n’en est pas difficile à démêler. La gravure au burin, ce qu’on appelle la grande gravure, ne jouit point aujourd’hui de beaucoup de faveur auprès du public ; comme elle est moins demandée, on l’abandonne. La photographie est en train de la remplacer peu à peu. A peine dans ce naufrage d’un art qui a eu ses jours de splendeur surnage-t-il encore deux ou trois noms honorables ou illustres. Quoi d’étonnant que la plupart des graveurs renoncent à un procédé qui ne les met plus en rapport avec leurs contemporains ? A cette situation, l’état cherche des remèdes, il n’en trouvera point. Il ne pourra qu’adoucir une transition pénible. Là où l’encouragement des particuliers manque, toute subvention officielle est insuffisante.
Tous les ans, les élèves de Rome doivent envoyer un certain nombre d’ouvrages à Paris. Ils les exposent d’abord à la villa Médicis. Cette exposition est fort suivie par toute la population romaine et par les pensionnaires des autres nations. On est assez favorable sur les bords du Tibre aux jeunes artistes de notre pays. Leur séjour flatte l’orgueil italien. Les Romains voient dans la fondation et le maintien de notre école l’aveu que leur ville est encore la capitale des arts. C’est une position fort enviée que celle de directeur de l’école de France. Ceux qu’on envoie à ce titre ont l’honneur de représenter l’art français en Italie. La liste des directeurs s’ouvre par le nom d’Errard. Entre autres peintres célèbres, N. Coypel (1672), de Troy (1738), Natoire (1751), Vien (1774), Guérin (1822), Horace Vernet (1828), y ont successivement figuré. M. Ingres la dirigea et y exerça une très grande influence de 1834 à 1840. Les derniers directeurs sont M. Schnetz, M. Robert-Fleury, qui n’a fait à la villa Médicis qu’une assez courte apparition.
En général, l’état, continuant pour les lauréats son système de protection, les charge de quelques travaux. Les premiers pas leur sont facilités, et c’est à eux de se distinguer et de s’élever de plus en plus.
Les pensionnaires de la villa Médicis trouvent dans l’état un client commode, et se laissent aller à un art particulier, habile, plus raffiné que simple et fort, parfois adulateur et peu en rapport avec les généreuses tendances de l’avenir. Cette voie n’est pas la bonne. Nous devons signaler aussi une cause de décadence qui était grave du temps de l’ancienne organisation, et qui reste sensible dans la nouvelle : la plupart des élèves manquent encore d’études générales. Il en est qui se vantent de leur ignorance et la prennent volontiers pour de l’indépendance. La confusion est regrettable…